Episode 1 ici : https://www.senscritique.com/album/sleep_dirt/critique/267034691
Episode 2 ici : https://www.senscritique.com/livre/Le_Club_des_hachichins/critique/278869060
Episode 3 ici : https://www.senscritique.com/album/Legend_of_the_Black_Shawarma/critique/283280317
Episode 4 ici : https://www.senscritique.com/morceau/epitaph/critique/289182432
Episode 5 ici : https://www.senscritique.com/album/the_xenon_codex/critique/297223817
Suite épisode 7 ici : https://www.senscritique.com/album/Couleurs_Naturelles/critique/300566933
Neuf heures trente réveil glaireux, yeux chassieux, dans la tête pas beaucoup mieux. Frankie se sentait patraque ce matin et ça faisait déjà un p’tit moment qu’elle cogitait, gambergeait au fond du paddock. Pas l’habitude de se lever si tôt quand on n’a pas un travail régulier, qu’on fait pas mal la fête et qu’on essaie de se découvrir artiste la nuit. Mais plus l’échéance approchait plus elle se sentait gagnée par l’inquiétude qu’elle savait toujours cacher aux copaines. Sa petite équipe ne devait pas se rendre compte de ses tracas. Un bon lead est sans faille, un bon lead ne doit pas trembler, pas douter. Un bon lead doit mener la danse. Imagine le guide de montagne qui se prend de peur devant ses clients, le capitaine du bateau qui tremble devant son équipage, le commandant de gendarmerie...Hahaha ! No, non, niet, nicht, bernique ! Pas la gendarmerie, encore moins la police ! Chasser ces pensées nauséabondes comme ce « ACAB for ever » taggé dans les cagoinces. Organiser une soirée de cet acabit avec du beau monde, l’artiche qui coule sans s’faire tauper par les keufs et en prenant un bon p’tit pourliche...normal il faut d’la caillasse...ce s’rait pas du gâteau. Mais c’était possible « rapidité, inventivité, légèreté » et Frankie n’en était pas à sa première soirée clandestine. Toutefois, interdiction d’improviser, le hasard n’avait rien à foutre dans son planning, tous les paramètres devaient être, examinés, nettoyés, montés, agencés, encastrés savamment, proprement...au millimètre. Elle ne pouvait pas se permettre une seule erreur sinon des aminches en pâtiraient et sa réputation prendrait une claque. Caler du son, vandaliser les esgourdes comme un graffeur imprime son blaze dans la « concrete jungle » c’était maintenant sa vie. Vingt et une bougies au compteur et depuis presque trois piges arpenter Paris dessus dessous à la manière du Gavroche de Victor Hugo, la misère en moins, les sonos « boum boum » en plus. Spécialité, les fêtes secrètes, les partys pas vu pas pris au nez et à la barbe des pantes et des condés. Vieilles bâtisses, hangars désaffectés, usines abandonnées, dépots de métro ou de RER, souterrains et maintenant « Bombas en las catacumbas » et puis cette histoire de champignons hallucinogènes, les champipis...Nawak ! Challenge ! Heureusement il y avait Piotr dit Akoun, un as du sous sol, un cataphile déjanté fou de musique et...curieuse pratique...d’apnée. Drôle de type génial et déglingué. Je l’aime. Tous ces sites dégotés par bouche-à-oreille et animés par une faune interlope pratiquant le son sous toutes les formes possibles, électro, techno, punk, house, drum and bass, breakbeat énormes et ainsi agiter un melting potes de genres. Genre pas commun, gay, trans, lesbiennes...Queer for ever ! Ce samedi quatorze septembre 1985 sera un big day. Une nouvelle Wave comme disent les engliches va engloutir la jeunesse française. Les modes naissent dans les endroits secrets, cachés entretenues et partagées par des groupuscules, vilipendés par l’intolérance des « normaux » et surtout, surtout loin des violences de l’argent. Underground fashion et fi des hydres publicitaires. Les punks qui se fringuaient avec des sacs poubelles sont dead et alors ça repart pour un nouveau tour de piste encore plus coloré, plus vivifiant que jamais, toujours fauchés et toujours jeunes et surtout anéantir le couvre-feu des cervelles, libérer la liberté, attraper et fouetter les rêves, faire fleurir dixit John Lydon les poubelles, enfin, ouvrir le ventre de la société et se regarder dans ses tripes.
Rejetant la couvrante, Frankie se leva et s’assit à son bureau en culotte, ses petits seins formés par les injections régulières d’œstrogènes lui faisaient un peu mal ce matin. Peut être faudrait¬ il adapter les doses ? Après tout c’était normal, le médecin le lui avait dit. Attrapant son calepin elle décida de passer en revue l’organisation pour samedi, de lister ce qui roulait et surtout ce qu’il restait à faire.
Paragraphe 1 : Matos, trois caissons, un contrôleur DJ, quelques projos, une scène surélevée qu’on abandonnerait, quelques tables plus des broutilles. Cela dit, Piotr était difficile quant au son. Il voulait des basses énormes. A négocier ! Toutefois en sous-sol et pour deux cents personnes max le matos habituel était bien suffisant pour organiser une belle soirée sans risquer une saisie de matériel trop importante.
Paragraphe 2 : La salle, point noir l’oxygène... A contrôler, à vérifier...Interdiction de s’étouffer. Piotr...
Une voix retentit venant du fond de l’appartement :
- Frankie, t’es levée ? Le petit déjeuner t’attend !
- Yes, j’arrive !
Akoun ne s’était pas encore couché. Il avait passé « all the fuuuuucking night » la tronche enfouit dans ses platines à composer, à travailler sur son projet, son masterpiece : "Le sacre du tympan"...Seul. Il aimait tellement se perdre dans un cyberspace sonore, ce qu’il appelait le vrai monde, le monde du son. Il commençait à se faire un nom à Paname et quasiment toutes ses nuits du jeudi au samedi étaient prises pour mixer en boite ou dans quelque club ou soirée privée. Les autres il sculptait sans relâche la matière sonore mouvante, cette lave qui brulait sa vie retranché au plus profond de son cratère, de son home studio. Ses assemblages étaient souvent peu conventionnels mais la richesse de ses connaissances musicales en faisait un créatif, ses arrangements, sa science du sampling lui permettaient de répondre à n’importe quelle demande, dans n’importe quel style du plus putassier au plus avant gardiste. Jongleur de platines, as du turnablism (platinisme), il brillait aussi par ses compos. Plus qu’un DJ un véritable musicien. Akoun dans le milieu de la nuit parisienne résonnait désormais comme des tambours au cœur de la jungle sauvage. Ses vagues de son commençaient même à résonner à l’étranger.
Il aimait beaucoup travailler avec Frankie et entre eux s’était installée une relation spéciale. Quand elle n’était pas occupée à préparer des soirées ou à faire la fête la jeune trans bossait régulièrement avec lui et ils partaient dans des délires électro rap, synth pop ou dreamgaze sur lesquels la voix androgyne faisait merveille. A la différence de son amie, Akoun n’avait besoin d’aucune substance. Liquide, poudre, fumée...il était totalement indifférent aux drogues tant ses passions l’élevaient.
- Hum, dit Frankie, voilà qui va me faire du bien avant la journée de travail qui m’attend ! Il faut que je vois l’équipe aujourd’hui plus les pieds nickelés là...Tu sais les champipis !
- Ouaip quant à moi ma puce j’te bise et je m’en vais pioncer. Suis naze là !
- Ce soir on s’retrouve où pour la visite aux catacombes avec la fine équipe.
- Moi je s’rai dans la salle. Je pense que je ferai une séance d’une heure en vous attendant. Tu sais où c’est ? Tu t’rappelles l’accès par l’égout ?
- Oui impec ! T’en fais pas allez va dormir et à toute !
Akoun s’approche enlace Frankie tendrement pour un calin rapide et puis apaisé se dirige vers sa chambre.
Cela faisait maintenant un an qu’iels étaient en coloc dans cette petite maison. Iels s’étaient rencontrés dans une des premières soirées "no free" organisée par Frankie. On lui avait conseillé Akoun aux platines et elle ne l’avait pas regretté. Il était un peu cher car déjà en vogue mais ils s’étaient plu tout de suite. Du coup vu l’éthique il était venu gratuitement. Depuis lors entre eux c’était la « phase » car iels vibraient sur les mêmes fréquences en musique et en tendresse. Iels s’appréciaient et c’était tout !
Akoun commençait à vraiment bien gagner sa life. France Inter lui avait fait une proposition ainsi que la nouvelle chaine de télé Canal plus qui venait d’éclore l’année dernière. Pour Frankie son côté sauvage, son nihilisme, son instabilité...sa folie lors de soirées véritablement déjantées lui interdisait des perspectives cadrées, des horaires, des collègues. Ce n’était pas encore pour elle.
Elle pensait à tout ça en sirotant son café et à la chance qu’elle avait d’avoir rencontré Akoun. En quelque sorte il était un peu hors du monde et il n’avait pas du tout sourcillé quant à son look provoc ni au fait qu’elle était une fille Trans. Il la voyait juste comme une personne avec ses qualités et ses défauts sans se bloquer sur tous ces artifices, ces différences que la société « équilibrée » rejette sans même essayer de comprendre, sans aucune tolérance. Et l’amour dans tout ça et le sexe ou pas sexe, pénis ou pas pénis, cette curiosité immédiate et inutile à l’égard des personnes de sa condition. Elle se moquait des autres et de ce qu’iels pensaient même si cela faisait parfois très mal et justifiait un peu ses addictions. Pour Akoun le sexe ça n’était rien il ne s’en souciait pas, n’en avait rigoureusement rien à foutre ou pas grand-chose et quant à Frankie elle se disait fille Trans lesbienne vraiment pas attirée par les mecs et leur côté soudard. Pourtant elle était jolie, elle attirait les regards et se faisait souvent draguer parfois par des mecs sympas et prévenant mais parfois par quelque bellâtre plus ou moins simiesque ou aviné et toujours elle les éconduisait de la même façon qu’ils l’avaient approchée. No calcul ! Cela pouvait s’avérer dangereux ! Heureusement elle ne sortait pas seule et la bande était là pour entourer, repousser les importuns, ou l'évacuer car elle pouvait se montrer très agressive, violence non prévue, alcool et poussière de rêve ou cachetons multicolores aidant mais aussi un fond de détresse.
Rapido elle termina son petit déjeuner amoureusement préparé par son coloc, termina de s’habiller puis sortit dans le matin froid et gris de septembre. Au programme, elle devait rameuter ses troupes. Une petite équipe de six personnes pour finaliser la préparation de la soirée de Samedi, mettre tout en place pour de bon. Ensuite dans l’aprèm un p’tit saut au squat des amandiers pour se reposer et surtout retrouver une de ses dulcinées. L’amour libre avec franchise était aussi un des préceptes prônés dans sa communauté. Enfin rencard dans un bistrot près de l’hôpital Cochin et de l’entrée des catacombes avec le gang des manteaux longs et ce Philibert agité. Pouvait elle leur faire confiance ? On verrait ça ce soir ! Une journée assez speed because les déplacements dans le dédale de la ville. Un clignement des paupières suffit à la consumer. Quand elle arriva au bistrot à 18h le trio des champipis était déjà là. Pendant les salutations polies elle remarqua de suite l’air abruti de Philibert qui ne savait sur quel pied danser quant à son genre. Il alternait l’expectative et une espèce de gentillesse empruntée qui n’était dû qu’à son trouble d’être devant une personne qu’il l’intéressait manifestement mais qu’il n’arrivait pas à bien cerner. Elle voyait bien dans ses yeux qu’il la trouvait attirante avec ses cheveux châtains longs agrémentés de mèches roses et sa bouche maquillée, il regardait aussi beaucoup les tatouages de ses bras mais n’osait pas bien poser son regard sur celui de sa cuisse. Elle était habillée court comme à son habitude et on peut dire qu’elle ne laissait pas indifférent. A Paris elle ne choquait plus que des vieux ou des fachos réacs. En revanche le grand dadais Epi ne sourcilla même pas. Il semblait bien au-dessus de tout ça et cela lui plut. Pendant la discussion elle comprit qu’il tiendrait son rôle de séide de Pazuzu à la perfection pour mettre une ambiance surréaliste au cœur des souterrains. Sans nul doute Akoun allait l’apprécier. Quant au troisième larron le fameux cuisinier, le chaman des champipis, il avait l’air ailleurs, concentré par sa tâche de samedi, peut-être même trop. Quand il parlait de sa recette sa lèvre inférieure tremblait un peu et les mots se bousculaient, comme précipités du haut d’une falaise. Heureusement Philibert reprenait le fil et posait les choses calmement aidé par Epi. La situation lui parut bonne, l’avenir de cette soirée semblait prometteur. Après s’être entendus sur le côté financier de la chose, elle s’assura que la préparation, ces fameux « Black shawarmas » n’étaient pas dangereuse et Mush la rassura.
- Tu n’as pas à t’en faire. J’en ai préparé un pour moi et même le frérot y a déjà goûté, et vraiment ça dépote dans le bonheur. La durée est environ deux à trois heures. Je vais les doser dans ce sens. Environ dix minutes après ingestion tu sens ton corps fourmiller. Ta tête s’emplir d’un liquide chaud et doux. Alors un grand sourire s’affiche sur ta face de crétin, pardon de crétine, haha je blague et au milieu du monde qui t’entoure des volutes t’apparaissent, comme de gentils fantômes. Enfin ça c’est ce que j’ai ressenti. Le seul problème, je dirai c’est que le lendemain j’avais furieusement envie d’y revenir.
- Tu mets quoi dedans reprit Frankie, j’veux pas que la « Noche » vire au cauchemar. C’est une soirée gros budget / gros invités.es. La première où je me concentre sur la Hype ! Clairement beaucoup de présentateurs, animateurs télés et aussi des chanteurs.euses varièt Beuark, du PAF...Bref un monde que je ne fréquente jamais d’habitude étant habituée à la faune du squat Pali Kao de Belleville.
- Dedans clairement comme substance il y a mes champis mais grâce à mon livre un mélange de trois assez courants en fait...bon j’vais pas tout te dire c’est ma recette, la chimie des champipis Ouais, ouais, ouais, ouais, ouais !
En parlant la voix de Mush partait dans des accentuations un peu étranges que seul Epi qui le connaissait bien mieux que Frankie ou Phil remarqua. Phil lui était ailleurs, troublé et un peu bousculé par le maquillage, le look ravageur et coloré de Frankie qui assumait sa transidentité avec ostentation et grâce.
- Pour te terminer rapido Frankie cela va ressembler aux effets de l’Ayahuasca. Tu sais c’est une espèce de potion, un breuvage préparé à base de lianes. En quechua, la langue des indiens du Pérou ça veut dire liane des esprits. Des chamans la préparent pour passer de l’autre côté, Hahaha, elle a des vertus curatives, purificatrices et...magiques. En fait il y a un puissant psychotrope...Donc de belles hallus en perspective !
- J’en ai entendu parler reprit Epi, y parait qu’on peut avoir des expériences de mort imminente, on parle même de drogue où tu rencontrerais des « anges », des « esprits », des « extraterrestres » des « entités supérieures » ...
- Mush coupa Epi, oui mais non, mes champis c’est différent, ils n’ont pas tout à fait le même effet c’est moins puissant et puis ça dépend du dosage. Bon tu m’connais frérot, on va pas déconner avec ça ! La drogue des lianes, du DMT tu as raison ça peut être violent si mal contrôlée et alors bonjour les dégâts !
- Mais alors, reprit Epi pourquoi le codex ? Pas besoin de formule magique puisque les champipis marchent tout seuls.
Mush à ce moment tiqua un peu, marqua le pas, partant ailleurs, clignant plusieurs fois des yeux comme un ordinateur qui a des ratés, il semblait absent.
- Oh frérot j’te cause !
- Oui, oui pardon, si apparemment le fait de déclamer quelques phrases pendant la préparation un soir de pleine lune et aussi au moment de l’ingestion à minuit donc quand nous régalerons les convives active une communion d’ensemble. Un lien entre toutes les personnes. Je te donnerais une formule frérot que tu devras dire au moment de ta messe. Tu verras c’est très cabalistique, ce sera spectaculaire, ça te plaira ! Eviv Uzuzap, Hahaha !
- Bah bah bah bah bah, ok ok, répondit Epi !
- Tout à l’heure tu pourras t’entendre avec Akoun quant à ton accompagnement musical, reprit Frankie. Ah oui et puis nous allons te préparer des fringues qui cadreront avec ton rôle. Tu peux pas officier avec ce manteau. J’te préviens ce s’ra voyant et le son qui te portera sera puissssant ! Akoun t’équipera d’un micro cravate haute définition, tu auras pas besoin de forcer ta voix. Il pourra aussi y mettre des effets. Ensuite se s’ra parti pour la grosse teuf « all night loonnnng ! »
- Bon moi j’veux bien qu’on m’relooke mais j’veux un manteau. N’importe, dis à tes potes de se démerder comme ils ? elles ?...
- Iels, coupa sèchement Frankie !
- D’ac comme iels veulent mais j’veux un manteau, nom d’une bite, un cache poussière, un imper à la Columbo...
- Ouais, ouais, ouais, ouais, ouais le Epi qui fait son intéressante ! On n’est pas dans un western serina Mush !
- Ah ouais je sais reprit Epi un manteau genre soutane diabolique vous pouvez intuiter un truc dans l’genre ?
- T’inquiète les copaines sont balèzes j’leur dirai c’que tu veux. Iels vont te mitonner ça au quart de poil ! Bon l’heure tourne j’crois qu’ça va coller. Avant que j’vous montre la salle qui n’est pas loin d’ici à pied, j’vais vous faire un topo ! Aujourd’hui on va passer par un égout puis après environ vingt minutes de dédale souterrain nous serons à la salle ou Akoun nous attend. En revanche samedi l’itinéraire ne sera pas du tout le même. Tu vois deux cents personnes se pointer en passant par les égouts ?
- Deux cents, intervint Phil ? T’avais dit cent cinquante !
- Ouaip c’est l’inflation il faudra faire des bouchées doubles Hahaha ! Vous pensez y arriver ou pas ?
- Ouais, ouais, ouais, ouais, ouais, reprit Mush, j’ai passé toute la nuit à bosser, je sais quoi faire. On peut tout préparer en fin d’aprem Phil, juste, à 10h, minuit donc, j’officierai pour ajouter un dernier ingrédient et psalmodier une petite chanson ! Mais ma petite Frankie, je majore notre prix de 10% ! Tu la topes ?
Frankie claqua la pogne de Mushroom puis reprit.
- Ok ça baigne, normal ! Bon je finis, en fait dans la salle débouche un autre couloir assez vaste et après cinq minutes de marche en pente because on remonte vers la surface, tu arrives à une galerie d’environ cent mètres obstruée par des gravats et des ossements. Avec ma petite team et surtout grâce à Akoun qui l’a découverte nous avons dégagé cette galerie et reconstitué de manière artistique les entassements d’os. C’est très...comment dire, magnifiquement mortuaire, flippant pour certains, amusant pour d’autres. Bref au bout des cent mètres un mur !
- Mais dis moi demanda Phil, Akoun est là bas tout seul en ce moment ? Il se trimballe dans les catacombes comme ça...
- Tu sais Piotr...Akoun c’est son nom de scène, son nom tribal, Hahaha, son nom de DJ, c’est un mec pas courant ! Un, il est straight au plus haut point...
- Strète ???
- Yes oui un peu comme un moine no alcool, no drogue et quand au sexe je crois que d’autres choses le passionnent bien plus ! Il a une connaissance encyclopédique de la musique...de toutes les musiques...tout son temps est imbibé par ce qu’il n’appelle pas musique mais LE SON ! Piotr adore se trimballer dans les sous sols de Paris. Egouts, catacombes il en connait certaines parties comme sa poche. Il a des caches secrètes dans lesquelles il passe parfois la nuit pour composer, il dit que l’ambiance est tellement...Bref, Akoun c’est Akoun, et c’est quelqu’un !
Le trio écoutait Frankie chacun têtant sa conso avec compoction.
- Bon je reprends ! Donc un mur ! Vous vous dites c’est quoi un mur ? Ou elle veut en venir ? Là où est le génie, la chance, c’est que derrière ce mur on tombe sur un dépôt technique dédiée à l’éclairage public. Vendredi dans la nuit avec les copaines on va faire sauter ce mur, créer une entrée de la taille de la galerie et ainsi samedi tous les participants.es passeront tranquillement ni vu ni connu par le dépôt ! Ah oui, on va aussi embellir, nettoyer et décorer des toilettes qui se trouvent dans le dépôt. Ça fait un petit bout de chemin depuis la salle mais une soirée sans WC ni lavabos c'est pas viable !
- Putain c’est génial, lâcha Phil admiratif !
- En gros reprit Frankie la salle se trouve environ vingt mètre sous l’Hôpital Cochin et avant il y avait là dans un périmètre d’environ un à deux kilomètres des carrières. Donc gros, gros labyrinthe de chemins divers. Certains obstrués d’autres pas et souvent clos. Si vous êtes gentils tout plein on pourra même aller se baigner !
- Se baigner... tu déconnes dit Mush ?
- Ouaip, je connais un bassin, un puits à eau permettant de contrôler la hauteur de la nappe phréatique mais bon, on verra ! On y va la fine équipe ?
Les consos prestement terminées, le quatuor se mit en route. Effectivement à cinq minutes du troquet, au milieu d’une petite rue très tranquille Frankie sortit un crochet métallique de son sac et leva une plaque d’égout pendant que le trio faisait un peu le guet.
- J’vous prévient ça va schlinguer ! Vous avez pris des torches comme j’vous avais dit ?
- Yes on en a tous confirma Phil.
Les rangeos rose de Frankie passèrent les premières sur l'échelle verticale de quelques mètres puis galerie d’égout puante et humide. De ci de là, la petite bande pouvait observer des rats qui gambadaient. Paris était un gruyère il était donc normal d’y trouver les Rattus Norvegicus le plus gros, jusqu’à trente centimètres mais aussi Rattus Rattus un peu plus petit. Après cinq minutes environ les amis.es quittèrent l’égout pour emprunter une galerie creusée. Ils étaient maintenant dans le réseau de la carrière des Capucins sous l’hôpital Cochin et continuaient à descendre en douceur. Ensuite après quinze minutes d’une balade au départ peu ragoutante mais si intéressante quasi hypnotisante dans le ventre de la capitale, Phil intervint :
- Chuuut, écoutez, z’entendez rien ?
Silence...silence avec juste au fond un son lancinant droit et continu.
- C’est quoi c’délire reprit Mush ?
- Flippez pas les gars dit Frankie, ça c’est Akoun ! Allons y, vous verrez !
Plus ils marchaient, plus le son enflait sans jamais dévier, une constance étrange qui commençait à faire flipper Mush et Phil. Epi de son côté avait les oreilles tendues.
- Je sais c’que c’est les gars ! C’est dl’a musique. On appelle ça Drone ou Ambient Drone ! On l’utilise pour méditer enfin pas forcément !
- Oui c’est ça bravo, dit Frankie je vois que j’ai affaire à des connaisseurs. Vous allez comprendre.
- Ouais, ouais, ouais, ouais, ouais, marmonna Mush !
Dernier virage puis au bout d’un petit couloir ils entrevirent la salle d’où une faible lumière et les sons émanaient. Quand ils y eurent pénétrés, ils découvrirent un étrange personnage allongé de tout son long sur un tapis de gym, encadrée par quatre grosses bougies, une paire de lunettes rondes posée à côté de sa tête et qui semblait le regarder le tout baignant dans la musique drone. Puis, ils virent sa poitrine nue osciller faiblement, ses narines vibrer, son ventre se gonfla comme un ballon de baudruche, sa bouche s’ouvrit et ce fut sa poitrine qui à son tour enfla d’une manière impressionnante. Enfin ses lèvres effectuèrent quelques aspirations supplémentaires à la manière d’une carpe brassant l’eau. En même temps il pressa sur une touche de sa montre pour lancer son chronomètre et ce fut tout ! Il ne bougeait plus son visage mince taillé à la serpe paraissait apaisé, ses membres filiformes semblaient morts. Dans la salle ne restait que la marche droguante du son constant, vibrant de manière infime, infatigable, inébranlable, il enveloppait tout et apportait une atmosphère irréelle de quiétude. Epi se prit à fermer les yeux, Mush regardait hagard il semblait mal à l’aise comme apeuré, groggy et lui seul en était conscient malgré le verrou en son esprit. Frankie attendait calmement. Cette musique était une arme fatale pour anéantir la vitesse et la brutalité du monde des hommes, une arme pour voyager, seul, profondément, loin dans un éther infini ou même la mort n’avait pas accès et où on était tellement bien. Tout doucement troublé par la scène et ne voulant pas briser la magie de ce spectacle si peu conventionnel Phil s’approcha de Frankie et murmura. Ce faisant le parfum doux et poivré de la jeune fille lui chatouilla les narines comme un appel discret.
- Dis il fait quoi ton pote là ?
- De l’apnée, attends un peu...Il arrive !
Frankie alors s’assit en tailleur et ramassa la main d’Akoun. Calmement à intervalle de temps régulier, d’une minute la montre de l’apnéiste bippait alors Frankie pressait les phalanges de son ami comme pour lui dire je suis là, vas-y, mais reste avec moi, ne t’en vas pas trop loin. Akoun répondait en caressant imperceptiblement du pouce le dos de la main de Frankie. Le temps passait, les drones résonnaient, tout semblait s’enfoncer quelque part comme si se mettre dans une telle situation eut suffi à effacer les barrières du temps et de l’espace. Les minutes passaient, cela devenait pour qui n’a pas l’habitude un peu flippant, mettant les nerfs de nos pieds nickelés à l’épreuve et tout particulièrement Mush qui semblait se replier sur lui-même, se dégonfler, se recroqueviller comme un champignon pourrit sur son pied. Tout à coup le ventre et la poitrine se déballonnèrent reprenant la forme d’un torse gracile mais harmonieux. La bouche d’Akoun effectua trois brèves inspirations puissantes et il ouvrit les yeux. Frankie lui laissa un moment pour reprendre ses esprits, se réapprovisionner en oxygène, reprendre des couleurs, réinvestir le lieu puis quand il fut assis une grosse banane sur la face, elle dit.
- On va dire quatre minutes trente !
- Tainpu, s’exclama Mush qui semblait reprendre ses esprits, tu décoooonnnnnes !
Calmement Akoun chaussa ses lunettes, déplia son mètre quatre vingt dix filiforme enfila une chemise sans fermer les boutons, serra tendrement Frankie dans ses bras et tendit sa pogne squelettique à nos trois amis. Il était bien plus grand debout qu’allongé. Très mince il paraissait encore plus grand.
- Alors c’est vous la bande des champipis ?
Les trois branlèrent du chef de concert.
- Ouais, ouais, ouais, ouais, ouais !
- Nom d’un bite, s’exclama Epi ! Tu tiens presque 5 minutes sans respirer c’est balèze.
- Tu sais Epitaph c’est bien ça ?
- Ouais mais tu peux dire Epi.
- Avec de l’entrainement et de la volonté c’est à la portée de plus de monde qu’on le pense.
- Haha oui mais bon va peut-être falloir penser à stopper les clous de cercueils !
- Pardon répondit Akoun ?
- Oui j’veux dire stopper les clopes !
- Assurément, l’apnée nécessite une hygiène de vie plutôt simple en fait et procure des plaisirs insoupçonnables surtout dans l’eau. Là je n’avais pas tout à fait fini ma séance, j’étais en train de faire une pyramide jusqu’à 5min trente.
- C’est quoi une pyramide demanda Phil dont la curiosité, fana de sensations oblige était bien échauffée ?
- En fait reprit Akoun. D’abord je m’échauffe jusqu’à répéter trois fois deux minutes, puis je monte de trente secondes en trente secondes avec des récupérations égales à mon temps d’apnée parfois un peu plus si j’ai dû forcer un peu. Tout doit se faire dans la douceur. Enfin arrivé à quatre minutes je fais une pause plus longue toujours immobile et parfois, comme aujourd’hui je tente une perf et enfin si pas trop fatigué. Enfin pour finir je redescends de trente secondes en trente secondes.
- Hé bé soupira Mush !
- Bon écoutez les gars. C’est pas le sujet là. On pourra en reparler plus tard. Que pensez-vous de la salle ?
Akoun se détacha du groupe éteignit la musique et alluma alors quatre spots colorés puissants au moyen d’une télécommande.
Les aminches eurent alors la possibilité de détailler le lieu dans son ensemble. La caverne était bien assez vaste pour deux à trois cent personnes. Elle formait un bol jaunâtre et poussiéreux troué en son point le plus haut à environ 5 m du sol. A quelques mètres de la petite galerie par laquelle était arrivée la bande un couloir plus large très sombre. Certainement celui dont avait parlé Frankie au bar tout à l’heure. En face fichée dans le mur et protégée par un demi-cercle d’une boiserie artisanale plutôt bien agencée et taguée façon délire urbain multicolore trônait un petite scène surélevée. On distinguait contre la paroi derrière la scène un rideau.
- Je vois que tu as commencé à installer quelques éclairages Piotr, c’est top ! Au fait j’ai une amie qui a dégotté un aérateur d’une boite de nuit qui a fait faillite, il est un peu vieux mais il marche bien. On pourra l’installer juste sous le trou au plafond. Les fêtards pourront même fumer !
- Oui en prévision de l’arrivée de tout le « Matoch », j’ai pensé que vous bosseriez mieux avec un peu de lumière et puis j’ai trouvé un accès à l’électricité pas trop loin. Un aérateur c’est tout ce qu’il manquait. Excellent !
- Au fait comment vous faites pour trimballer tout le matos, demanda Phil ?
- On portera tout avec les potes en début de soirée vendredi soir dans le dépôt technique de l’éclairage public. Il est dans une petite rue avec plus de bureaux que d’habitations donc ce s'ra discret, on sera cool. Ensuite on s’y enferme, on pète le mur et on aménage la salle ! Pour acheminer le matos, on n’utilise jamais de camion ni de bagnoles juste des skates et des caddies avec lesquels on prend le métro, le bus, le tram. Les gens sont souvent éberlués de voir des caissons entassés sur une planche à roulettes. En moins d’une heure tout le matos nécessaire peut être récupéré. On achète tout d’okkaz, on répare. Tables de mixage, les caissons, enceintes tout à pas cher comme ça si on doit se tirer rapido on perd pas grand-chose sur le matos ! Ensuite une fois le matériel alimenté gracieusement par l’EDF, place à la musique. D’habitude pas de direction artistique, mais une forme d’anarchisme musical assumée. Nos scènes sont libres. La table de mix et les caissons sont à disposition de tout le monde. Généralement, les gens passent surtout de la techno sous toutes ses coutures. Perso je peux commencer un set à 100 BPM et terminer à 240, en passant de la musique classique, de la salsa, du rap, house, techno, breakbeat, drum and bass, de l’aciiiiiiid. » De quoi déboucher avec fracas les oreilles des clubbeurs les plus conventionnels. Mais là soirée spéciale so DJ spécial. En plus on va gagner un peu de monnaie. On vend du frisson et la célébrité de notre DJ plus la promesse d’un repas hors du commun à des nantis, des rupinos, des pantes qui veulent de la sensation !
- Y aura un bar renchérit Epi ?
- Bien sûr, la d’ssus attention les amigos ! Je suis à l’organisation, Akoun est à l’organisation, VOUS êtes tous les trois à l’organisation...Donc je veux pas vous voir bourrés, ni stones. Vous êtes là pour assurer ! Enfin c’est pas le bagne non plus dès que Epi aura fini sa présentation ce sera quartier libre, vous pourrez vous lâcher ! Donc bar oui j’ai deux potes qui s’en occupent, y aura tout ce qu’il faut ! Capito ?
- Haha tu nous prend pour des bleus ricana Mush bien sur qu’on s’ra calé, bien sur qu’on s’ra clean !
- Enfin jusqu’à minuit trente dit Philibert ! Après je réponds plus de rien ! Samedi on va s’éclater, ça va charcler les amis, on va faire une teuf à tout casser, on va butiner gravement tous les plaisirs de la vie ! Samedi ce sera « Boooooomba en las Catacuuuuuuuumbas »
Phil grisé par l’approche de la soirée et ses vingt ans partit alors dans un grand éclat de rire immédiatement relayé par le petit groupe dont les yeux étincelaient dans la lumière colorée des spots. Les acolytes n’en finissaient pas de se claquer les pognes, de se donner des accolades, de danser et de pousser des cris d’indien à qui mieux mieux. Toutefois les zones d'ombre de la caverne, une certaine noirceur issue des ossuaires anarchiques des catacombes, des égouts pestilentiels plein de rats, d'au delà une certaine barrière qui n'aurait pas du être franchie semblaient affecter l'esprit de Mush et sa joie par capillarité se teintait de noir, comme un flacon d'encre de chine se renverse sur une table.