« La véritable musique est le silence et toutes les notes ne font qu’encadrer ce silence. » - Miles Davis
Troisième disque de son auteur mais premier chez ECM qui ouvrait là les portes d’une nouvelle maison pour ce guitariste prolixe et défricheur constamment en quête de nouveaux territoires. Un guitariste de plus après les talentueux John Abercrombie et Ralph Towner au sein de la légendaire maison d’édition allemande ? Pas tout à fait et à l’écoute de ce disque, on comprend aisément ce qui a plu à Manfred Eicher dans la musique de Tibbetts… Laquelle saura d’ailleurs se faire plus remuante, voire fracassante, bien en dehors de l’image que l’on se fait d’ECM, plusieurs disques plus tard (1).
Mais ici la contemplation, voire la méditation sont de mise.
Comme semble l’indiquer la pochette avec ses bandes blanches résultantes d’effets de scotch à même de la photographie noir et blanc, ce n’est pas tant soit peu la destination finale qui importe que l’instant présent du voyage (2). Ici et maintenant, right and now.
Et ici, Steve Tibbetts creuse des suites d’accords sur fond de percussions éparses de Marc Anderson dans les compositions étirées où lentement le temps se délitte, créant la même impression que la musique ambiante sur l’auditeur. On sent d’emblée que Tibbetts a beaucoup voyagé, que c’est un grand marcheur et que ses impressions et ressentis-mêmes sont inscrits au creux de ce qu’il joue (3).
Pour autant, même avec un fond très mélodique, Tibbetts ne recherche pas la composition basique avec couplets et refrains, juste inscrire ces notes dans le temps et l’espace, à la recherche de l’épure, voire du silence. Enlevant à sa musique toute étiquette. Ce n’est pas du jazz, pas même de la world music, ni du rock, peut-être un soupçon de prog (dans la longueur de ses compos du moins), une sorte de folk d’avant-garde expérimental ambiant ? Boudiou, c’est très vague. C’est, du coup une musique qui en devient précieuse, au même titre qu’elle laisse deviner la personnalité de son auteur.
Prenez la dernière composition, « Nine Doors / Breathing space » qui occupe toute la seconde face du vinyle avec ces 22mn. La profondeur de champ est crée grâce aux vibrations des gongs d’Anderson, on sent les espaces entre les notes et les doigts de Tibbetts qui appuient quelques instants sur une corde, la frotte, puis la relâche. Quelques notes, tels des oiseaux, s’envolent. Plus loin ce sera une tribu qui passera dans vos oreilles à la grâce de la magie des deux artisans. Cela pourrait paraître mou à certains, relaxant pour d’autres, c’est en tous cas quelque chose qui vient de l’intérieur et semble pousser à une bienveillante introspection.
Je crois que pour ce disque et même pour une bonne partie de sa musique on pourrait penser à de la rêverie, une improvisation constante qui va de pair avec un renouvellement quotidien. Et si Steve Tibbetts avait trouvé par-delà sa 12 cordes, le secret de l’éternelle jouvence ?
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(1) Comparez ce disque-ci avec le remué et chaotique « The fall of us all » de 1994, vous allez voir.
(2) En soi, les décrochages blancs ont donc pour fonction de perturber le simple aspect visuel d’une photo de paysage où l’œil se serait reposé. On peut donc trouver la pochette belle ou raté mais elle réussit le mérite par ce geste osé, d’interpeller.
(3) Même si modestement il ne l’avouera jamais comme on peut le deviner en lisant cette interview : https://jazzmania.be/steve-tibbetts-%E2%80%90-linclassable/