Dans la tourmente punk et new-wave, abandonné par le grand public, ne pouvant compter que sur une poignée d’irréductibles et sur le point d’être lâché par son label, Andy Latimer réunit ses dernières forces, recrute un nouveau claviériste et fait appel à sa future femme, Susan Hoover, lui confiant le soin d’adapter une histoire vraie en vue d’un album concept.
Et là, c’est le miracle.
Alors que les Genesis, Yes, ELP, Alan Parsons, Pink Floyd et même King Crimson avaient, à cette époque, définitivement abandonné l’idée de faire du rock progressif à l’ancienne, Camel se rebiffe, et publie avec Nude en 1981 le dernier album de prog de la grande scène britannique, commencée en 1969. Bien entendu, cette scène était stérile depuis déjà plusieurs années, et l’on peut dater sa mort officielle de 1977, lors de la sortie de Going For The One, de Yes. Nude est donc une sorte de miracle, une délicate fleur au milieu d’un désert sans fin, le dernier écho d’une splendeur passée.
Et pourtant, ça commence mal. Le premier morceau, City Life, ne doit rien au prog, rien aux seventies, il est mou, faiblard, et pourtant je l’adore hein, je l’aime vraiment « with all my heart » comme on dit mais c’est clairement un début raté. Il porte tout de même en lui un soupçon de ce qui va être la fil conducteur de l’album, la nostalgie. L’album raconte l’histoire de Hiroo Onoda, un soldat japonais qui refuse de cesser le combat à l’été 1945, et s’isole sur une île des Philippines où il restera près de trente années avant d’être enfin relevé de son service par son ancien officier commandant. C’est donc une histoire tragique, empreinte de la tristesse d’une situation bloquée, de la douleur des familles au pays et de la solitude d’un homme perdu dans la jungle.
C’est surtout à partir de Drafted que la magnificence de l’album nous prend à la gorge, que les yeux se gonflent de larmes et que le cœur se serre : une musique si belle, si poignante, et si triste, n’est pas faite pour évoquer une joie glorieuse, un présent héroïque ou un futur radieux. C’est la mort qui nous est contée, la mort de ce qui fut grand, beau, et bon, les regrets embrumés de souvenirs qui s’évanouissent lentement. Elle chantait, et maintenant elle pleure : Andy manie son instrument comme jamais, il fait de sa guitare un exutoire et semble lui aussi, par le biais de son concept, exprimer une vérité crue. Malgré ce que les chiffres démentent, eux qui n’auront jamais intégré la première ligue, par son acte d’héroïsme Camel accède au statut de dinosaure en publiant ainsi un album de prog aussi planant, atmosphérique et précis, à une époque où plus personne n’en veut.
Restant fidèle à lui-même, plus artisan qu’artiste, Latimer nous propose des morceaux aux mélodies impeccables, avec le soupçon d’improvisation/expérimentation nécessaire à qualifier l’ensemble de prog, et l’album file sans le moindre temps mort. Ca plane sérieux sur Drafted, Reflections et Landscapes, on distingue des touches délicates de world music (Changing Places) ou de synth pop jazzy et énergique (Captured), et on se noie avec délices dans des longues plages bluesy et puissantes avec Lies et Docks. Les sommets de l’album sont atteints quand Latimer, sans le moindre complexe, va inventer l’héroïsme du manche de sa Les Paul : Beached et l’exceptionnel Nude’s Return sont des éclairs foudroyants de majesté, et malgré l’architecture sonore assez modeste de l’ensemble, sa beauté et sa puissance sont indéniables.