Chers amis de Sens critique ceci est une nouvelle déclinée en épisodes et imprégnée du contexte de la guerre en Ukraine qui pourrait si j'en avais le temps dériver en roman. A chaque séance d'écriture je baigne dans l'écoute du disque (ou du groupe) excellent que j'utilise pour trouver mes mots. Uniquement des musiques explosives. Si vous en avez le temps je serai enchanté de recevoir vos critiques ou plutôt, devrais-je dire vos ressentis, vos avis. Vos conseils seront aussi les bienvenus.
Bien à vous et merci !
Episode 1 ici : https://www.senscritique.com/album/parrhesia/critique/266840369
Episode 2 ici : https://www.senscritique.com/album/weightless/critique/266878880
Episode 3 ici : https://www.senscritique.com/album/the_madness_of_many/critique/266822733 Episode 4 ici : https://www.senscritique.com/album/the_joy_of_motion/critique/220021677
Episode 5 :
De l’autre côté Pavel et Volodymir ont compris qu’il se passait quelque chose de grave. Foulards noués sur la bouche ils toussent et crachent. Les frontales éteintes, les deux hommes se sont un peu reculés de l’éboulis et attendent le plus calmement possible dans une nuit noire, une nuit désastreuse, que la poussière retombe, que la fumée de l’éboulement se dissipe. Il ne sert à rien de s’agiter. L’ambiance est pesante, tous les sens sont aux aguets du moindre bruit, du moindre frémissement mais de l’autre côté rien ne bouge. Seuls, le corps fatigué, les mains abîmées, l’estomac contracté, une boule d’angoisse comprimant le sternum ils s’affaissent, se replient sur eux-mêmes, en eux-mêmes. Dans la tête c’est le vide, le dégoût mêlé de colère et puis le désespoir s’installe. Alors lourdement Pavel se lève et allume sa lampe.
- Viens Volo, ça sert à rien de rester là, allons examiner le bout du boyau.
- A quoi bon, vas-y je reste là un moment pour voir si ça bouge de l’autre côté. Ils vont revenir. On les entendait tout à l’heure. Putain, on est foutus, foutus, foutuuus bordel, prisonniers comme des putains de rats ! Il faut creuser dans les deux sens, c’est fini, tu comprends, fini ! Merde, merde et Meeeerrrrrrrde !
Malgré la détresse, malgré les cris, Pavel se courbe, s’enfonce dans la galerie qui fait un coude sur la gauche et puis là, il tombe en arrêt !
- Volo, viens voir !
- Quoi, pourquoi ? J’attends un peu j’te dis, ils vont revenir !
- Putain Volo mais viens voir quoi !
A son tour Volodymir courbatu se déplie et mollement rejoint Pavel à la sortie du coude.
- Regarde là bas, tout au bout, tu vois c’que j’vois !
- Non, pas vraiment, juste un tunnel de gravats sombre et mort.
- Regarde Volo, regarde bien !
Ecarquillant les yeux le professeur d’Histoire fixe son regard sur le fond.
- Nom de nom ! Par le saint slip de Jésus ! On dirait bien un trait de lumière. Eteignons les frontales.
Dans le noir profond à quelques mètres, se frayant un chemin dans les gravats du plafond chaotique un trait de lumière fin et fragile comme un cordon ombilical transperce la nuit du souterrain. Les deux hommes s’avancent doucement comme si le moindre mouvement pouvait faire disparaître ce tout petit bout d’espoir. Oui un faible rayon blanchâtre perce la couche de gravats, l’éboulement a fait bouger des blocs. Les deux hommes en plein travail, l’angoisse au ventre, affolés, pressés de savoir ce qu’étaient devenus leurs camarades ne s’étaient aperçus de rien. Pavel s’accroupit sous le rais, regarde, cherche la source, se redresse et brutalement submergé d’une joie sauvage, enlace Volodymir qu’il connait si peu et l’embrasse à toutes forces en hurlant :
- On est sauvés ! Auououououououh, Aouououh, on est sauvés, Aououououououoouh !
- Pousse toi, Pavel, recule, laisse moi voir !
Volodymir examine méticuleusement le trou minuscule et déclare.
- Effectivement, la surface n’est pas loin. Mais bon Dieu pourquoi cet éboulement, comment allons-nous sortir les autres, et puis c’est pas gagné, si on s’y prend mal on peut nous aussi se faire ensevelir. Retournons voir ce que deviennent nos camarades et puis nous aviserons.
- Non mais tu es fou, et si cela bouge encore, nous avons l’avantage, il nous faut dégager la voie et nous irons voir comment aider Vitali et les femmes après. Allez bougeons-nous Volo, en nous y prenant bien, c’est possible !
Les deux hommes se concertent rapidement. Ils ne savent pas, n’ont pas conscience que la mort a frappé, qu’un enfant est mort. Volodymir d’abord réticent cède sous les assauts de Pavel. Une stratégie est mise en place, des rouages s’enclenchent, des ressorts se tendent. Les hommes empoignent des blocs, forcent, font levier avec une barre de fer. Patiemment ils agrandissent le trou. Tout est oublié, la faim, le désespoir, l’horreur de la situation…les autres. Il s’agit de vivre, de vivre envers et contre tout. Des images de peloton d’exécution reviennent à l’esprit de Pavel, quand des hommes sont prêts à tout donner pour échapper à la mort. Le bon côté du fusil, toujours être du bon côté du fusil. Galvanisé par ses pensées et cette litanie du fusil ses forces affluent, il est le plus en forme et travaille comme un acharné. Fuir, il faut fuir, échapper à la faucheuse. Volodymir ne s’en rend pas compte mais Pavel a perdu l’esprit, ses pulsions sont maintenant aux commandes et il est prêt à tout pour la vie. Son visage long et fin taillé à la serpe affiche une gravité dure, des rides profondes signes d’une concentration extrême sillonnent son front, sa mâchoire noyée d’une barbe hirsute poivre et sel se contracte, ses yeux verts injectés de sang brillent d’un éclat fou. Malgré son demi siècle, pourtant plus léger et plus vieux, il est plus puissant, plus véloce, plus souple aussi que Volodymir. Jeune retraité de l’armée son passé militaire lui est une aide précieuse. Habitué à l’effort, aux privations, à la discipline, à la rudesse de la vie des hommes entre eux, habitué à se battre et à commander, il s’affaire, s’arrête, réfléchit, guide un Volodymir au bout du rouleau mais qui serre les dents s’accroche, aide du mieux qu’il le peut. Seul je n’aurai pas pu y arriver, sans l’aide de Volodymir c’eut été impossible. Le bon côté du fusil, toujours être du bon côté du fusil. Pendant quatre heures maugréant comme un beau diable le professeur d’Histoire submergé par l’adrénaline de Pavel qui suinte par tous les pores de sa peau luisante et sale, grisé par la fougue du jeune quinquagénaire, ce rayon de lumière qui grandit et s’étale au fond ne pense plus à rien et avance. Enfin à force de reptations et d’efforts les deux hommes s’échappent de leur Moby Dick de pierre.
La baleine a craché ! Par son évent elle a rejeté deux êtres humains épuisés, affamés, brisés mais heureux. Ils sont là comme deux pauvres choses, couchés dans les gravats qui leur brisent le dos un peu plus, le visage mangé d’une barbe informe, suants, sales, les vêtements déchirés, amaigris mais animés d’un regard extatique. Les yeux plongés dans un ciel brumeux ils cherchent la caresse d’un Soleil pâle et morne. Pavel le premier rompt le silence.
- On a réussi Môssieur le professeur, tu entends Volodymir, on est dehors, dehors, libre !
- Prenons un moment, il me reste un petit peu d’eau, buvons puis nous irons chercher les camarades. Nous devrions pouvoir à nous tous dégager l’éboulis et ramener Vitali, les femmes et les enfants.
Pavel ne répond pas, à nouveau les rides de son front se sont plissées, Le bon côté du fusil, toujours être du bon côté du fusil. Dans sa tête, tout au fond, dans ce maelstrom de cellules, cette alliance de virus qui constituent le cerveau et font de l’homme non pas un être unique mais une association symbiotique, le flux et reflux de la pensée s’agite comme des vagues qui assaillent le rivage puis reculent en charriant sable et coquillage. Bataille du conscient et de l’inconscient quand la raison est submergée par une lame puissante lavant tous les doutes, toutes les questions. L’homme hébété en équilibre instable bascule alors vers un gouffre insondable. Il tente de réfléchir de reprendre le dessus mais, finalement, se retrouve dans l’incapacité de lutter contre son cerveau reptilien, celui-ci l’emporte comme toujours et va lui dicter ses actes, ceux là même qui le maintiendront en vie. Ainsi s’ébauche une stratégie bestiale, cruelle, inhumaine, animale.
- Oh, Pavel ? Alors quoi, lève-toi, il faut y retourner. Nous devons aller chercher les camarades. Ils sont toujours en bas, vivants, on ne peut pas les laisser.
Le quinquagénaire se redresse calmement et une discussion apaisée s’ensuit. Le débat est mené par Volodymir. Sa passion, son humanité le guident vers ses nouveaux amis, vers les enfants, symbole d’espoir toujours prisonniers dans le ventre de la bête. Son comportement a quelque chose d’héroïque comme une négation de cette nature humaine que sa connaissance de l’Histoire lui a appris à détester. Cette guerre, une de plus…dévastatrice et inutile emporte tout sur son passage, une fois encore…pour rien !
Au moment où Volodymir qui a convaincu Pavel s’engage dans le trou pour secourir les autres, le militaire froid et calculateur saisit une grosse pierre puis avec un sang froid glaçant l’abat sur le crâne de son ennemi, de celui qui l’empêche de fuir et de vivre. L’homme sonné, groggy, s’affale et glisse vers le fond du trou où il s'étale comme un paquet de linge sale, les bras en croix, baigné d'une lumière blafarde, les yeux plantés dans le visage d’un Pavel grimaçant.
Episode 6 ici
https://www.senscritique.com/album/fear_inoculum/critique/267544035