Nobody's gonna love you the way I loved you.
Il faut enlever la crasse. La boue, la saleté, le sang, tout ce qui tache les mains de Noodles. Il faut laver son âme, oublier la violence de ses actes, la froideur de son ambition et la détermination invincible pour toucher du doigt son rêve américain. Le prestige, la gloire, l'argent et les femmes, tous ces trompe-l'oeil, matériels et inutiles, inaptes à décider de la profondeur d'une âme, de la valeur d'un homme. Laisser de côté les meurtres et les combines illégales, la prison et le feu, la perfidie et la souillure.
Il faut passer outre tout ce qui fait de lui un animal pour enfin entrevoir ce qui fait de lui un homme.
En quelques minutes, Ennio Morricone efface cette couche grossière, indélicate pour ne convoquer dans nos mémoires que l'essentiel.
Faire renaître pour un instant ces quelques mètres carrés embrumés, confus qui entourent le pont de Brooklyn, ce terrain de jeu pour une bande de gamins, jardin sans herbe pour des enfants sans innocence. A la vie à la mort qu'ils disaient ! A la vie à la mort...
Les yeux fermés, voilés par un nuage de fumée, on partage le rêve de Noodles, son périple hallucinatoire. Comme lui, on se joue de la flèche du temps, prise en plein coeur. Et la mémoire a ceci de particulier qu'elle est parcellaire, alors on saute d'instant en instant, de scène en scène. D'un casier et d'une promesse sur le quai d'une gare à un dîner aux chandelles, d'une fête clandestine pendant la prohibition à la visite d'un caveau rempli d'amis et de souvenirs.
On oublie. On choisit. Certains instants valent plus cher que d'autres.
Comme Noodles, on pousse discrètement un carreau du mur. Entre les sacs de toile, sur une scène improvisée, le son éraillé d'un phonographe dicte les pas d'une étoile. Un fin nuage de poussière soulevé par ses mouvements gracieux forme un flou onirique, propre aux souvenirs. Elle tourne, vole, virevolte, et emporte le coeur juvénile de son espion pusillanime. Elle est la grâce, la lumière, la perfection immaculée de son univers.
L'amour, l'amitié, le courage et la peur, la loyauté et la fraternité, la fidélité. Autant d'idées abstraites, de volutes impalpables peuplant les songes opiacés de Noodles. Quelques notes suffisent à nous fondre dans ce nuage, ce brouillard d'émotions qu'on appelle humanité.
Imperfection idyllique, elle se mue l'espace de quelques traits griffonés sur une partition en un instant suspendu, perdu entre le passé et le futur, déserté des affres du temps. Une éternité temporaire.
Un moment magique, qui, nécessairement, doit s'arrêter. Le nuage s'évanouit, le temps reprend son cours. Et alors qu'une partie de notre esprit reste fixée dans le passé, quelque part au coeur des yeux de Deborah, on entend derrière le vent la pauvre voix d'un gamin étendu sur les pavés humides de Brooklyn murmurer : "Noodles... I slipped..."