Origin of Symmetry est l’un des premiers albums de rock alternatif que j’aie vraiment écoutés. A l’époque, je me demandais sincèrement si ma chaîne Hi-Fi n’avait pas un problème en entendant les sifflements de guitare chaotiques qui introduisent « Plug in Baby » et « Hyper Music » ou le bruit de dynamo qui accompagne les trois dernières minutes de « Citizen Erased » et se poursuit sur « Micro Cuts ».
Puis j’ai compris que ces éléments faisaient partie de l’enregistrement. Mais la partie n’était pas gagnée pour autant. Le tubesque « Bliss » avait déjà eu raison de moi avec ses arpèges virevoltants et son romantisme exalté ; « Feeling good » me fracassait joyeusement les oreilles ; j’adorais le riff devenu classique de « Plug in Baby » et je commençais à apprécier la dichotomie épique de « New Born ». Mais « Space Dementia », « Micro Cuts », « Screenager », « Megalomania » ? Très peu pour moi !
Ce n’est que bien plus tard que j’ai été en mesure de replacer Origin of Symmetry dans la fresque en construction perpétuelle du rock alternatif et que j’ai su apprécier ses éléments les plus expérimentaux – qui sont naturellement devenus, le temps passant, mes favoris et la raison pour laquelle je considère ce deuxième album de Muse comme l’un des plus grands du genre.
En ce début des années 2000, Muse représentait un souffle de vitalité pour le rock alternatif qui prenait souvent (avec brio) la voie de la torpeur ou de la schizophrénie. Le groupe de Matthew Bellamy, avec Showbiz, avait déjà prouvé ce dont il était capable, que ce soit sur un mode lyrique (« Unintended ») ou énervé (« Sunburn », « Cave », « Sober »). L’essai est plus que transformé.
En effet, Origin of Symmetry est avant tout un album nietzschéen dans lequel le trio donne tout le muscle et le nerf dont il est capable pour pousser l’auditeur, par voie d’absorption, vers le sentiment du surhumain. Cela va de l’indie rock rebelle (« Dark Shines ») au metal bourrin (« Hyper Music ») en passant par des ambiances sophistiquées comme celle de « Micro Cuts » où la voix paraît surnaturelle.
Mais l’album contient aussi son lot de passions négatives. « Space Dementia », hantée par le fantôme de Rachmaninoff, est l’un des morceaux les plus torturés que Muse ait jamais composés. On imagine facilement le spectre en pleine crise existentielle derrière son piano. Ou derrière l’orgue de l’église Saint-Marie de Bathwick, occupée un temps pour plaquer les accords élégiaques de « Megalomania ». Quoi de plus logique, pour un album qui commence par l’évocation d’un nouveau-né, de se conclure sur le thème de la mort ?
S’il y a un mot qui devait résumer l’esprit de l’album, en passant, ce serait peut-être bien la mégalomanie. Mélange de puissance, d’arrogance et de victimation, ce sentiment est magnifié par les envolées lyriques d’un Matthew Bellamy capable de monter très haut dans les octaves. Ne nous y trompons pas : c’est au fil de ses vibrato et de ses falsettos que sont accrochés les instruments.
Guitariste et pianiste surdoué, Matthew s’est entouré de deux habiles acolytes qui savent donner au rythme la subtilité nécessaire pour laisser les dynamiques pulsionnelles au cœur des compositions : Chris Wolstenholme à la basse et Dominic Howard à la batterie. Sur « Screenager », par exemple, le batteur a recours à des os d’animaux sur les couplets puis s’efface sur le refrain, de même que le bassiste, pour laisser le chanteur monter en puissance avec son orgue.
Ces deux alliés sont également là quand il faut taper fort. Sur le pont de « New Born », la basse offre ainsi un contrepoint remarquable à la guitare électrique pour mieux mettre en valeur la déflagration sonore qui s’ensuit. Comme sur la suite progressive « Citizen Erased », la basse peut aussi être là pour préparer le terrain de la guitare en lui laissant un espace d’expression. Les effets les plus déroutants sont permis à partir du moment où la dynamique est en place.
Parmi les autres significations que l’on pourrait chercher à Origin of Symmetry, un regard critique sur les effets de la technologie, dans la lignée d’OK Computer, serait à explorer. Le voyage interstellaire peut également venir à l’esprit : on ne serait pas dans l’observation aléatoire des beautés célestes mais plutôt dans la conquête des astres, propulsés à bord d’un vaisseau dantesque – mégalomanie de l’Homme.
Le concept de l’album vient d’ailleurs des théories d’un physicien du nom de Michio Kaku sur la « supersymétrie ». « Tout le monde a écrit sur l’origine de la vie, maintenant on va commencer à s’intéresser à l’origine de la symétrie », explique Matthew Bellamy. « Il y a un certain degré de stabilité dans l’univers, et trouver sa source reviendrait à déterminer si Dieu existe ».
A ce propos, il n’aura échappé à personne que l’idée de symétrie est mise en exergue dans la pochette de l’album ; mais avez-vous remarqué qu’elle est également matérialisée dans la musique ? Des morceaux comme « New Born », « Bliss » ou « Megalomania » jouent beaucoup sur les arpèges – parfaits exemples de symétrie centrale si l’on ne chipote pas trop sur le intervalles. Dans une mise en abîme brillante, c’est même une triple symétrie qui introduit l’album :
Au niveau le plus atomique, les effets de modulation du piano électronique sur "New Born" créent des allers-retours symétriques dans le spectre sonore.
A un deuxième niveau, ce sont les accords joués en arpège qui sont décomposés de façon symétrique.
Enfin, le deuxième synthétiseur qui arrive au bout de la cinquième mesure joue une mélodie parfaitement symétrique de la première.
Les effets de symétrie restent ensuite très présents sur « Bliss » avant de n’apparaître que sur les ponts pour « Space Dementia » - de façon de plus en plus déconstruite – et de disparaître sur « Hyper Music ». La première face de l’album pourrait donc représenter le chaos du monde suite à la perte de symétrie originelle.
Difficile de dire si ces correspondances étaient conscientes de la part de Matthew Bellamy, mais en tout cas, l’album entier laisse entrevoir une structure indubitablement cohérente qui emprunte beaucoup à la symétrie. Le morceau central « Citizen Erased » est le plus long ; « New Born » et « Megalomania » se répondent par leur mystère et leur approche vitale ou mortifère ; le deuxième et l’avant-dernier morceau sont les plus tubesques ; les deux qui entourent le morceau central, superpuissants…
Il y a, en outre, comme un effet de montée-descente entre la face A qui envoie toute la lourdeur possible jusqu’à saturation, et la face B qui explore des facettes moins soupçonnées, et parfois plus posées, du trio. La guitare hispanisante invitée sur « Screenager » est ainsi l’un des rares moments de répit qu’ils veulent bien nous offrir. Tandis que « Feeling Good » est nettement moins relaxante que la version de Nina Simone mais nous laisse voir Muse réussir avec talent l’exercice de la reprise-réinterprétation. Oh, et avez-vous remarqué ce solo de guitare sonnant comme une trompette sur « Dark Shines » ?
Origin of Symmetry est donc un album monolithique, riche, dense, puissant et plein de surprises et d’expérimentations. Même si Absolution assurera la continuité avec brio, c’est sans l’ombre d’un doute que je me range du côté de l’avis majoritaire qui considère que nous avons là le meilleur album de Muse à ce jour.