« Comment commettre un suicide commercial ? Eh bien, de la manière suivante : vous allez jouer des chansons d’un album qui n’est pas encore sorti et les compléter avec des morceaux obscurs du passé que vous n’avez jamais joués sur scène. » Telle fut la déclaration, pleine d’un humour britannique bien typique, de Bowie durant un interview donné le 14 septembre 1995, soit le jour même du lancement de la tournée Outside. En fait, l’album 1. Outside sortait 10 jours plus tard, et le véritable défi que dut affronter Bowie sur la première partie de la tournée, aux USA, vint du fait que Nine Inch Nails assurait le set d'ouverture de la soirée, et qu’une bonne partie du public était composée de fans de Trent Reznor : Bowie expliqua ensuite avoir été poussé dans ses retranchements par les exigences du public, ce qui résulta en une amélioration musicale tangible… Il semble qu’à l’inverse, les purs fans de Bowie n’apprécièrent pas particulièrement cette association de leur idole avec NIN, mais Bowie, revenu à une véritable détermination « artistique » après une décennie d’errements commerciaux, ne modifia pas sa trajectoire pour autant !

Il faut aussi noter que, après le grand spectacle voulu lors des précédentes tournées, la mise en scène et le décor du Outside Tour seront beaucoup plus « frugaux », la musique reprenant sa place devant le spectacle. Et que le groupe officiant sur scène, au moins durant la période hivernale de la tournée, jusqu’à la pause qui a suivi le set parisien du 20 février 1996 à Bercy, tournait autour du duo de guitaristes Carlos Alomar / Reeves Gabrels, et bénéficiait de l’incorporation d'une brillante Gail Ann Dorsey (à la basse et au chant) qui allait devenir essentielle au sein des prestations live de Bowie.

L’ouverture du set se fait sur une version de Look Back In Anger, travaillée de longue date et ré-enregistrée en 1988, qui est peut-être un des plus beaux succès de la collaboration Bowie / Gabrels, et où la brutalité volubile du guitariste sert parfaitement un groove remanié, plus rock et frontal. Bowie semble d’ailleurs prendre beaucoup de plaisir à incarner son texte, ce qui contribue à faire grimper l’adrénaline avant un « Good evening Dallas! » qui fait rugir le public texan. The Hearts Filthy Lesson est presque encore plus dérangeante dans sa version live, où les guitares passées à l’envelope shaper ricanent comme des gremlins. La combinaison Gabrels/Alomar, bien qu’improbable sur le papier, crée ici quelques merveilles de dissonance qui n’ont pas beaucoup à envier à Nine Inch Nails. La batterie musclée de Zachary Alford s’accapare les feux de la rampe sur The Voyeur of Utter Destruction, transformant ce qui aurait pu être un simple exercice de style en jam anguleuse qui frappe encore plus fort que sur l’album.

Gail Ann Dorsey, la nouvelle recrue, brille sur I Have Not Been To Oxford Town, que ce soit avec sa ligne de basse léchée ou ses contributions aux chœurs. Les synthés et guitares se permettent également des libertés en peuplant les recoins de la chanson de sifflements et grincements en tous genres. Pré-testée depuis l’époque Tin Machine, Outside passe l’épreuve du live avec brio et s’agrémente de boucles synthétiques assez réjouissantes sur lesquelles Bowie croone avec l’aisance que ce registre lui a toujours permise. Andy Warhol est… un choix audacieux, voire peu pertinent dans le cadre de cette tournée : la tranche folk rock de Hunky Dory est revisitée à grands renforts de guitares hurlantes et de batterie bourrine. Ce n’est clairement pas la meilleure version du titre (qui n’est pas non plus le meilleur de l’album dont il est issu), avec un final punk plutôt hors-sujet.

En revanche, Breaking Glass est très à propos, même quand la lead de Gabrels en profite pour en faire quelques caisses. L’inclusion du mellotron sur les ponts est particulièrement bien sentie. Remise au goût du jour par Nirvana sur leur Unplugged de 1993, The Man Who Sold The World est proposée sous une version synthétique par un Bowie qu’on imagine très heureux de ce contre-pied de nez. Reste qu’il n’est pas totalement interdit de s’ennuyer un peu si l’on est hermétique à la cithare et aux batteries loopées. Le groupe semble bien plus engagé sur We Prick You, où les choristes répondent à Bowie avec une verve taquine et où Alford démontre que l’on peut parfois piéger les machines à leur propre jeu. I’m Deranged est un peu encombrée par des synthés oppressants et des chœurs loufoques (« yes YESSSS »), même si la composition sauve les meubles, tandis que le groove propulsé par Alford conserve une puissance dévastatrice.

Joe The Lion se hérisse de guitares et Bowie impressionne en retournant à la période « Heroes » tout en adaptant les phrasés à sa voix de quasi-quinquagénaire. Bonus qui a son importance, le jeu solo de Gabrels est assez pertinent sur ce type de morceau. Nite Flights, une reprise de Scott Walker, passe comme une lettre à la poste, tant entendre le Bowie de 1. Outside rendre hommage à l’une de ses principales inspirations relève de l’évidence. Initialement pas très fier de sa propre contribution à Under Pressure, Bowie a sûrement tempéré ce ressenti grâce à Gail Ann Dorsey, dont l’exécution vocale, n’ayons pas peur des mots, soutient parfaitement la comparaison avec Freddie Mercury. Teenage Wildlife, merveilleuse deep cut de Scary Monsters clôt le concert en une gerbe de feux d’artifices rappelant Heroes (les deux chansons ont une construction similaire) avec toutefois une couleur théâtrale plus à propos pour la période 1. Outside.

Ce concert, enregistré le 13 octobre 1995 au Starplex Amphitheater de Dallas (Texas), s’avère réellement une belle prestation, parfaitement représentative d’une tournée dont les setlists furent régulièrement alléchantes, une caractéristique dont Bowie fera une habitude jusqu’à l’ultime Reality Tour. On aura néanmoins un peu de mal à expliquer son nom (Ouvrez le chien), une référence à une phrase surréaliste de All The Madmen (un titre jamais joué sur scène après 1987), réutilisée en 1993 dans de The Buddha of Suburbia, alors qu’aucune de ces deux chansons ne figure sur la setlist de la soirée. Le concert de 1995 à Birmingham, publié sous le nom tout aussi alambiqué (mais moins mensonger, puisque Strangers When We Meet figure au menu de la soirée) de No Trendy Réchauffé est également recommandable, avec de sympathiques versions de Scary Monsters, Jump They Say, Hallo Spaceboy, The Motel et Moonage Daydream.

Au final, quand on se remémore la série de tournées à la qualité très discutable dont s’est rendu coupable Bowie durant les décennies précédentes, cet Outside Tour est une indiscutable réussite.

[Critique écrite en 2024 en collaboration avec Matthias Frances]

https://www.benzinemag.net/2024/02/17/tous-les-albums-de-bowie-36-ouvrez-le-chien-live-dallas-95-2020/

EricDebarnot
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le 17 févr. 2024

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Eric BBYoda

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