Il était une fois, dans la région d’Oxford, cinq potes de lycée qui jouaient de la musique ensemble pour s’évader de l’ambiance stricte et morose de leur école. Ils s’appelaient Thom Yorke, Ed O’Brien, Phil Selway, Jonny Greenwood et Colin Greenwood. Le vendredi était le seul jour possible pour leurs répétitions : ils nommèrent donc leur groupe On a Friday. C’est à la fin de l’année 1986 que se tint leur premier concert.
L’université les sépara mais ils reformèrent le groupe en 1991, diplôme en poche. Ils s’installèrent dans la même maison et cela les souda. Grâce à Colin, qui travaillait dans un magasin de disques, l’une de leurs démos atterrit entre les mains d’un représentant d’EMI qui leur proposa un contrat. Mais à une condition : « je veux que vous changiez de nom ». Le groupe choisit Radiohead en référence à un morceau des Talking Heads.
Leur professeur de musique les avait initiés à toutes sortes de styles et chacun avait forgé ses goûts musicaux : jazz, musique classique, krautrock, post-punk... Mais il faut dire que ce qu’ils aimaient le plus, c’était le rock alternatif naissant, donc ils commencèrent naturellement par-là (les inspirations d’autres genres viendront plus tard). Vers la fin des années 1980, un grand renouveau commençait à s’opérer. The Smiths, R.E.M., Pixies, Sonic Youth, Dinosaur Jr… Telles étaient leurs références.
Thom, qui avait trouvé sa vocation de chanteur dès 1985 en assistant à un concert de Siouxsee and the Banshees, avait beaucoup de talent. Doué d’une sensibilité particulière, il était naturellement devenu le principal compositeur du groupe. En 1992, il retravailla une chanson écrite alors qu’il était étudiant : « Creep ». Dans une ambiance de confession intime, il y racontait son sentiment d’abandon et de dégoût de lui-même après être tombé amoureux d’une jolie fille sans espoir de retour.
Jonny, le petit frère de Colin rapidement devenu le guitariste du groupe après être passé par le clavier et l’harmonica, n’aimait pas beaucoup « Creep ». Les couplets sonnaient trop calmes à son goût. Il se mit alors à lancer les refrains en grattant des accords de guitare saturée pour compenser. Ses potes trouvèrent l’idée brillante. A cet instant précis, ce fut clair que Radiohead était lui aussi un véritable groupe de rock alternatif ayant son propre style. L’outro saisissante du morceau confirmait son talent.
Avant de jouer « Creep » en studio devant ses producteurs, Thom le présenta comme le "morceau de Scott Walker du groupe" et ils crurent vraiment qu’il s’agissait d’une reprise. Impressionnés en apprenant que non, ils convainquirent illico EMI d’en faire le premier single du groupe. Celui-ci ne remporta pourtant aucun succès à son lancement. La BBC refusa de diffuser « Creep », trouvant la chanson trop dépressive. Mais le groupe ne désespéra pas et sortit un deuxième single, « Anyone Can Play Guitar ». Ce rock énergique faisait un plaidoyer de l’esprit punk selon lequel chacun, à l’instar des cinq potes lors de leurs années lycée, peut faire partie d’un groupe pour peu que l’envie soit là. « Anyone Can Play Guitar » rencontra davantage d’audience.
Radiohead ne chôma pas l’année 1993. Non seulement il sortit son premier album, Pablo Honey, quelques mois après « Anyone Can Play Guitar », mais les statistiques de Setlist.fm prétendent qu’il donna 168 concerts cette année 1993 ! De quoi défendre vaillamment ses morceaux. On le vit notamment tourner en première partie de PJ Harvey, artiste avec laquelle Thom collaborera par la suite.
Le premier album comprenait donc « Anyone Can Play Guitar », « Creep » bien sûr… et d’autres bons morceaux tournant autour des déboires adolescents et de l'affirmation de soi. « You » était un titre d’ouverture convaincant, une sorte de promesse que Radiohead allait faire son possible pour être un groupe de rock alternatif à la hauteur de ses inspirateurs. L’esprit lo-fi de « How Do You » était entraînant en mode grunge, la guitare acoustique de « Thinking About You » apportait de la fraîcheur, « Stop Whispering » faisait planer quand « Ripcord » détonnait…
Certes, ces morceaux n’atteignaient pas non plus un niveau transcendantal, donnaient un peu l'impression que le groupe manquait encore de maturité, et l’on trouvait par ailleurs quelques titres faiblards, le genre qui rentre dans une oreille et ressort par l’autre, à commencer par « I Can’t » et « Lurgee ». Pablo Honey était cependant un album qui tenait globalement la route et dans lequel une oreille visionnaire aurait déjà pu déceler le potentiel de ce groupe qui n’était alors qu’un acte parmi d’autres de la scène alternative britannique. En se penchant de plus près sur l’énigmatique morceau final « Blow Out » par exemple, son ambiance atmosphérique, son jeu de guitare particulier…
Etonnant tout de même que « Creep » n’eût pas plus de succès que ça, car ça restait le titre le plus percutant de l’album. Vraiment trop dépressif ? Une radio israélienne qui l’avait repérée se mit cependant à la faire tourner régulièrement sur ses ondes. « Creep » devint alors un hit en Israël puis en Nouvelle-Zélande, en Espagne et dans les pays nordiques. Elle gagna ensuite l’Amérique après que Radiohead acceptât de réaliser une version alternative en remplaçant « so fucking special » par « so very special » pour les belles oreilles présumées puritaines des Etats-Uniens. Elle connut enfin le succès au Royaume-Uni lorsque le groupe, déjà lassé, consentit à la sortir une deuxième fois.
La promesse fut tenue. Deux ans après la sortie Pablo Honey, les cinq potes de lycée, devenus de brillants musiciens, réalisèrent un deuxième album intitulé The Bends. Encore deux ans plus tard, ils sortirent un troisième album intitulé OK Computer. Ces deux chefs d’œuvre révolutionnèrent le rock alternatif à jamais. Et l’histoire ne s’arrêta pas là…