Parachutes
6.9
Parachutes

Album de Coldplay (2000)

Qu’est-ce que le premier album d’un groupe ? Le commencement de son émancipation, la matrice de son identité. Il fut un temps (lointain) où un tel objet ne contenait que des reprises et du remplissage. L’autorité imposée par les Anciens et le pouvoir exercé par des labels souvent plus soucieux des chiffres de vente que du bien-être créatif des musiciens faisaient alors du premier opus, non pas le fruit d’une création ou d’une transformation, mais celui d’une simple production. Ne soyons pas trop sévère envers l’époque moderne, car le premier album a acquis un statut très éloigné de cet esprit capitaliste primitif. C’est par lui que transite toute la spontanéité des compositeurs et leur raison d’être. C’est par lui que toute l’âme des compositeurs et leurs idées de base se dévoilent dans leur plus grande authenticité, si bien que son écoute s’avère indispensable à la découverte d’un groupe. Le premier album peut donner l’impression d’être timide et inachevé, comme si les artistes n’étaient pas très sûrs de ce qu’ils faisaient. Mais en contrepartie, il est rare qu’il se conçoive davantage comme un produit commercial que comme l’affirmation de nouvelles potentialités musicales dans l’Histoire. Enfin, quand on le redécouvre après avoir écouté de manière plus approfondie les albums ultérieurs du groupe, en plus de la nostalgie, le premier album est souvent associé à un sentiment de puissance latente, car c’est le moment où tout est possible, où la voie du groupe n’est pas encore déterminée et où l’énergie potentielle qu’il dégage peut être, par conséquent, infinie, si cet album est bon.


Il était une fois un jeune groupe londonien, né dans les toutes dernières années du Deuxième Millénaire, qui s’était fait remarquer surtout pour les performances de Chris Martin à la guitare et au chant, et qui s’était donné le nom de Coldplay. Le producteur Chris Allison, qui les avait pris comme clients, se montrait trop dirigiste : Ken Nelson était mieux à même de répondre à leur désir de liberté. Un avenir radieux était promis à ces nouvelles têtes. En 2013, la chanson « Paradise » est diffusée partout. Mais qui sont-ils vraiment ? Si le premier album de Coldplay avait une couleur, ce serait un blanc nacré. Parachutes est en effet de ces albums dont l’auditeur empreint de spleen apprécie les mélodies de piano soft et mélancoliques, associées à la couleur blanche éclatante des touches rectangulaires. Les guitares ont beau être au moins aussi présentes, rendre hommage au plus bel instrument du monde en parlant de piano rock n’est pas une mauvaise idée, avec tout l’imaginaire évasif que cela véhicule. Le célèbre « Trouble » en est la chanson phare, avec sa douce fureur amère et son tempérament désillusionné comparable à celui d’un « Fake Plastic Tree », qui fait de Coldplay un disciple inspiré du Radiohead de l’époque The Bends, mieux que Keane et Travis en l'occurrence. Certes, il y a la sereine « Yellow », mais figurez-vus que c’est un peu comme le jaune d’œuf et le blanc d’œuf. Si vous voulez extraire son essence intacte, il faut manipuler l’ensemble avec précaution, pour se rendre compte que « Yellow » est l’une des chansons les plus pures de Coldplay et, n’en déplaise aux pessimistes intarissables, l’une de celles qui apporte le plus d’espoir.


Une écoute profonde fait de Parachutes un album plein d’oxymores, où la blancheur flottante du voile des parachutes de « Shiver » et « High Speed », portée par le vent à sens unique d’un air frais et vivifiant, menace à tout moment de voguer dans une atmosphère aussi noire que le cosmos le plus lointain. Grand-route dichotomique où se succèdent le paradis et l’enfer, « Don’t Panic » est un petit bijou, le sommet de l’album bien que ce ne soit que la première chanson. Deux minutes suffisent pour ancrer pendant des heures cette phrase éblouissante, rendue quelque peu cynique par les cordes vindicatives de la guitare réglée sur un mode mineur qui ne pardonne pas. : « We live in a beautiful world ». Blanc ou noir, qu’importe ? Cet album en est la synthèse hégélienne et parvient à tout fondre dans une unité mystérieuse. Digne successeur du Yin et du Yang, il a le pouvoir ensorcelant de ces objets maudits qui vous balancent la vérité du monde en pleine face. Mais comme on est ici dans un univers, c’est bien sûr le groupe qui décide de ce qui est vrai. L’auditeur est ensuite juge de la décision suprême : à garder ou à jeter ?


Précise, riche et brillante, la musique du bébé Coldplay va au bout de choses, ce qui est après tout le critère définitif pour caractériser l’art authentique. On peut juste reprocher à ce groupe de manquer d’un peu de verve et de folie, ce qui leur interdit malheureusement de pouvoir prétendre au titre de représentants du rock alternatif. L’ensemble reste très sage, mais pour un premier album, qu’on leur pardonne. S’affirmer en restant posé, c’est un geste noble qui permet de déguster chaque pulsation glorieuse de « Sparks » comme on dégusterait un fondant au chocolat enrobé de pralines. Refuser de briser le fragile équilibre de « We Never Change » entre naïveté et maturité, c’est après tout raisonnable, et cela permet de se reposer sur les boucles de guitare pour méditer la poésie romantique des paroles. Action et contemplation s’interpénètrent, comme sur « Spies » et ses percussions tribales qui sont la négation du brouhaha guitaristique dopé à la saturation. Espoir et désespoir ne se rencontrent pas ici d’une chanson sur l’autre, ni même d’un couplet à un refrain, mais coexistent à tout moment dans la voix de Chris Martin. Ce dernier semble cependant nous donner de sérieuses raisons d’être heureux avec la dernière piste « Everything’s Not Lost ». Peut-être qu’une certaine partie des fans de Radiohead avaient besoin de cela après le tournant brutal de Kid A.


Loin de partir de tout en bas et d’être une première étape obligée avant la recherche d’originalité, le premier album cherche au contraire toujours un sommet. Juché sur cette position instable, il arrive souvent qu’il se casse la gueule avant même de parvenir à l’attention du public si le matériau sur lequel il s’appuie n’est guère assez solide ou si le public est sourd, auquel cas l’histoire du groupe risque de tourner court – sélection naturelle oblige. Parfois, malgré ce désastre, il parvient à résister à l’assaut du temps et les albums suivants le dépassent et parviennent à s’imposer à la grande joie des artistes (The Kinks, David Bowie, Radiohead...). A l’inverse, il arrive que le premier album donne l’impression que le groupe y a mis toute son âme si bien que ce qu’il offrira par la suite ne pourra jamais être à la hauteur (The Velvet Underground, Revolver, Kaiser Chiefs…), cette impression s’avérant parfois trompeuse par la suite dès le troisième album (Supertramp). Enfin, bénis sont ceux qui parviennent à enchaîner au moins deux premiers albums de grande qualité (Bob Dylan, The Cure, Renaud, Syd Matters…) et à montrer ainsi qu’en partant d’un sommet relatif, on peut parvenir en quelques étapes à atteindre des sommets encore plus hauts. Dans le meilleur des cas, après un effort continu d’escalades périlleuses, le groupe parvient même à atteindre un sommet absolu dans son domaine (Simon & Garfunkel, Pink Floyd, Beatles, Muse…). En tout cas, la réussite artistique du deuxième album de Coldplay augurait les meilleurs lendemains qui puissent exister. Mais la science des premiers albums est l’une des plus inexactes qui soient. Oublions alors un instant la perspective affolante du futur antérieur et gageons que la meilleure façon d’écouter le premier album de Coldplay, c’est de le prendre tel qu’il est. Figé dans un instantané qui ne se soucie pas de sa postérité et devient, par conséquent, éternel.

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10
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