L'histoire de l'Europe
On parlait en 1973 de décadence (les costumes vanille et la chute sur les photos de l'arrière de la pochette), et on applaudissait l'exercice pour une fois réussi de l'utilisation d'un orchestre...
Par
le 24 mars 2015
7 j'aime
"The paranoid great movie queen sits idly fully armed
The powder and mascara there
A warning light for charm"
De la violence vient la beauté, quand les excès sonores se font trop durs l’appel de la pop est inéluctable. Du proto metal à la pop orchestrée type Procol Harum, voici l’histoire de Paris 1919, quatrième album de John Cale sorti chez Reprise en 1973.
Viré du Velvet Underground par Lou Reed courant 1968, John Cale se retrouve bien démuni. Au nom de divergences artistiques, son jeune élan est freiné par les vélléités pop de son meilleur ennemi. Freiné oui, mais clairement pas stoppé : le gallois est un homme plein de ressources, armé de sa viole et de ses idées il prend à bras le corps la décennie 1970. Ce sera la sienne ou rien.
L’écoute de White Light/White Heat, deuxième album du Velvet Underground impose une idée claire : le groupe a perdu en expérimental ce qu’il a gagné en pop avec le départ de Cale. L’écart est immense entre le Grey Album et celui-ci, répondant à la violence par la douceur la plus totale. L’opposition des égos de Reed et Cale a donné cette sonorisation de la violence, quasi clinique dans la crasse qu’elle impose. Sous l’influence du speed et des amphèts, c’est le dernier album purement warholien du Velvet Underground (Andy ayant été éconduit par Reed au même moment que Nico, quelques temps avant qu’il se fasse « descendre » par Valerie Soleinas).
Cale dehors, un nouveau départ s’offre à lui. Clive Davis de chez Columbia lui offre un job de producteur maison, accueillant et orientant les nouvelles signatures du label. Il produira le premier effort des Stooges, groupe du jeune Iggy Pop semant les premières graines de la révolution punk. John Cale se démarque par ses choix sans concession, portés par l’excellence de sa formation musicale classique et par ses excès de drogue. Ses années new-yorkaises le voient également lancer réellement la carrière de son ex-collègue et amante Nico, chanteuse éconduite du Velvet Underground. Avec déjà un album à son actif (le très pop folk Chelsea Girl), Cale fait prendre à la jeune allemande une direction complètement différente. Ayant découvert l’harmonium par l’entremise de Leonard Cohen, son univers sonore bascule dans la noirceur la plus totale, teintée de sévère nostalgie quant à l’Allemagne de sa jeunesse. The Marble Index et Desertshore constitue toujours aujourd’hui des œuvres bien plus froides que ce que n’importe quels Cure ou Bauhaus sont capables de faire.
En plus de tout cela, Cale est poussé par Davis à lancer sa carrière solo. Sa première tentative officielle le voit s’allier avec son comparse du Theatre of Eternal Music Terry Riley. Ayant joué ensemble sous l’égide de La Monte Young, The Church Of Anthrax peut être vu comme une tentative de rendre commerciale la musique minimaliste que théorise peu à peu Riley. Cela donne un résultat étrange, deux forces opposées tirant dans des sens différents. Cale est encore perdu, et cela se confirme avec son premier album à proprement parlé.
Vintage Violence est une collection de pop songs lorgnant assez sérieusement vers le country rock. C’est une œuvre réellement charmante pour qui aime la douceur, mettant réellement en avant les talents de mélodistes de John Cale. L’impact commercial est faible mais la graine est plantée. Enchaînant rapidement avec son premier album chez Reprise, The Academy In Peril, œuvre néo-classique, exercice de composition contemporaine et disque inclassable, Cale se classe parmi les artistes les plus à contre-courant de son époque. Sorti sous sa pochette estampillée Andy Warhol, ce nouvel album reste confidentiel, vendu comme la première œuvre « classique » du catalogue du label.
La naissance de Paris 1919 a plusieurs racines. D’abord, le déménagement de Cale à Los Angeles et le divorce d’avec sa première femme Betsye. Un européen à L.A. se sent comme un américain à Paris, le charme en moins. Il est complètement perdu dans la City Of Sins, et à une nouvelle amante : la cocaïne. Il entame un nouveau travail, quittant CBS pour Warner Bros. Records, accentuant encore plus le dépaysement. Gallois en Californie, Cale travaille cependant, pour les autres et pour lui-même : il a recommencé à écrire des chansons. L’hédonisme californien l’inspire, le soleil, les Beach Boys. Néanmoins il préfèrera revêtir son costume blanc de dandy et repenser à son Europe abandonnée. Il se fiche du glam, lui se rêve ailleurs.
C’est Procol Harum qui l’obsède également. Le musicien découvre leur live de 1972, Procol Harum Live with the Edmonton Symphony Orchestra, à l’époque succès retentissant en Amérique. Il est fasciné par l’enregistrement de l’orchestre en live et rencontre rapidement le groupe en tournée. Le courant passe très bien avec Chris Thomas, producteur et « sauveur » de la formation (lui ayant permis de survivre après le succès phénoménal de « A Winter Shade Of Pale ») qui l’accompagnera finalement sur l’aventure Paris 1919.
Le CV de Thomas parle pour lui. Formé par George Martin (producteur des Beatles), Thomas hante les studios depuis déjà quelques années. Son expérience et son inventivité en font un personnage recherché : il produira les Who, U2, le premier album des Sex Pistols ou encore Roxy Music. Il figurera également aux côtés d’Alan Parsons dans les crédits du monstrueux The Dark Side Of The Moon de Pink Floyd et remplacera même Martin un temps sur le double blanc des Beatles. Il n’a pas besoin de travailler avec Cale, il est simplement séduit par sa personnalité et convaincu de la qualité des chansons qu’il a élaboré. Le musicien compte sur son expérience concernant l’enregistrement des ensembles classiques qui feront la signature de son futur album.
Dans le même temps, John Cale découvre Little Feat, groupe de rock californien assez pêchu ayant fait ses premières armes chez Frank Zappa. Il engage le batteur et le guitariste, ayant une forte expérience de l’instrumental et du studio, malgré les disparités apparentes entre le style de Cale et le travail de Little Feat. Néanmoins, le résultat créé sera à la hauteur des espérances de son créateur.
Paris 1919 est une œuvre éminemment étrange dans son essence, alliance entre un groupe de rock mélodique, un gallois porté sur l’avant-garde et des velléités orchestrales. Enregistré à Los Angeles, c’est un album marqué par la cocaïne, que consomme abondamment son auteur (certaines prises nous faisant entendre un Cale au nez bien bouché). Son titre est prophétique, écho au Traité de Versailles de 1919, qui mena finalement à une seconde boucherie européenne. C’est la première incursion de Cale dans la politique, plus le temps avancera plus cela s’approfondira (avec comme point culminant son Honi Soit en 1981). Comme dit auparavant, c’est aussi un écho aux écrivains américains de la « génération perdue », ayant voulu trouver refuge en Europe, des transfuges culturels immergés dans un monde au final tellement différent du leur. John Cale est dans la même situation que Francis Scott Fitzgerald ou Ernest Hemingway : loin de chez lui. Il n’est même plus certain que l’Amérique lui aille si bien au teint.
Comme pour se rassurer, il convoque des figures tutélaires de la littérature anglo-saxonne, Dylan Thomas (sur la superbe introduction « A Child’s Christmas In Wales », du nom de son œuvre éponyme, étrange écho à la vie de Cale), William Shakespeare (« Macbeth ») ou Graham Greene (nommé directement), des monuments de la culture populaire (comme le Sunset Boulevard de Billy Wilder, film de 1950). Il voyage beaucoup depuis Los Angeles, s’arrêtant en Andalousie, en France et même aux frontières de l’Antarctique. C’est un homme déphasé qui ne sait plus où se fixer et si même il le doit. Du tumulte de sa vie personnelle émerge pourtant une musique très sereine, reprenant le concept pop de Vintage Violence en l’adaptant à l’homme qu’il est devenu. Le professionnalisme des membres de Little Feat apporte beaucoup à cette production luxueuse, portée par un orchestre enregistré grâce à l’expérience de Chris Thomas. Ce disque s’écoute comme un rêve, de ceux qu’on fait lorsqu’on pense être loin de là où on est. Tout semble cotonneux, ouateux : seule « Macbeth » laisse la place au boogie placide de Little Feat, dans un format très spectorien.
La chanson titre est le point d’orgue de l’album. Cet OMNI orchestral fait la description du Paris de l’après-guerre, période que Cale est loin d’avoir connu. Cette musique pompeuse ferait même revenir en des temps plus anciens… Mais ce n’est pas de l’Ancien Régime dont l’auteur parle, mais bien de la fin du premier conflit mondial. Ses violons luxueux et secs, ses cuivres graves et profonds lui apportent immédiatement le statut de classique.
La douceur d’« Andalucia » s’accordent parfaitement avec celle de « Hanky Panky Nohow » : qui aurait cru qu’une chanson aussi belle puisse porter un nom aussi ridicule ? Si la première décrit avec brio la chaleur du sud de l’Espagne, la seconde est un monument de nostalgie, porté par une guitare acoustique, un ensemble de cordes et un Cale hors du temps. « Half Past France » succède au très pop et vaguement reggae « Graham Greene », récit d’un soldat mort en France, il ne sait pas trop où. L’orgue démultiplié rend le titre assez pompeux et impressionnant, noyé dans l’écho et les chœurs tandis que la guitare électrique tisse de jolis motifs. L’analogie avec le « Butcher’s Tale » des Zombies est assez logique, la torture en moins.
« The Endless Plain Of Fortune » est un autre essai orchestral, d’une beauté saisissante, tandis que l’album s’achève sur « Antarctica Starts Here », certainement l’une des plus belles chansons de Cale, commençant de manière intimiste et chuchotée au piano électrique pour finir sur une belle montée. Les 31 minutes de Paris 1919 passent vite, bien trop vite.
De cet essai émerge une indicible mélancolie, la tristesse de l’homme loin de chez lui. Cale a fait un album européen à Los Angeles, et quelle beauté. Malgré son aspect culte, il est bien dommage que son œuvre reste méconnue de la sorte. Paris 1919 est une œuvre passée terriblement actuelle et l’analogie avec la génération perdue trouve tout son sens dans l’écoute de ces neuf chansons, douce amères et baignant dans une tension presque indécelable. La modernité de ses idées et de ses arrangements reste indiscutable, ses superbes chansons se savourent sans limites, même aujourd’hui. Ressorti récemment dans une luxueuse réédition validée par l’auteur, il n’y a aucune raison pour ne pas redécouvrir ce sublime album. L’œuvre de cet homme est touchante, dans ses explorations et dans sa qualité presque quasi constante.
Dernier cru américain de Cale avant un bon moment, Paris 1919 s’effaça rapidement face au mastodonte Berlin de Lou Reed, sorti vite après. De bonnes critiques, certes, mais le commercial pêche, comme toujours (et à jamais). Qu’importe, Cale ne tient plus : il largue tout et retourne en Europe, à Londres signer chez Island, rencontrer Brian Eno et Roxy Music pour entamer sa trilogie pop rock… mais ça, c’est une autre histoire.
Ce n’est pas une œuvre accessible, sauf pour quelques exceptions. Il faut accepter John Cale dans son cœur, survivre à Honi Soit ou au terrible et douloureux (bien que formidable) Music For A New Society, mais une fois cela fait quel bonheur. L’homme continue toujours à sortir des albums dont le très étrange et récent POPtical Illusion. Alors, je le dis, je suis heureux de partager le même monde que John Cale.
Paris 1919, blanche nostalgie (et blanche poudre).
Créée
le 7 janv. 2025
Critique lue 32 fois
1 j'aime
D'autres avis sur Paris 1919
On parlait en 1973 de décadence (les costumes vanille et la chute sur les photos de l'arrière de la pochette), et on applaudissait l'exercice pour une fois réussi de l'utilisation d'un orchestre...
Par
le 24 mars 2015
7 j'aime
C'est l'adjectif qui me semble le mieux coller à cet ovni musical. Pourtant le titre semble le placer assez précisément dans l'espace-temps mais il n'en est rien. Il ressort de ces petites histoires...
Par
le 26 déc. 2011
3 j'aime
1
"The paranoid great movie queen sits idly fully armedThe powder and mascara thereA warning light for charm"De la violence vient la beauté, quand les excès sonores se font trop durs l’appel de la pop...
Par
le 7 janv. 2025
1 j'aime
Du même critique
53 kilos, régime à la coke, aux poivrons et au lait, croyant voir des fantômes venus de la part des Rolling Stones dans sa grande villa de L.A., voilà à quoi ressemble le David Bowie de 1975...
Par
le 13 déc. 2021
6 j'aime
2
Couple culte et pourtant méconnu, Elli & Jacno représentent un des sommets de la nouvelle pop française. Icônes de classe, reconnus par bien de nos contemporains (comment ne pas citer ce cher...
Par
le 27 déc. 2022
5 j'aime
Michel Polnareff, avec d'autres éminents personnages comme Gainsbourg, Dutronc ou même ce cher Daho, est un des seuls français à s'être inséré à l'international. C'est vrai, qui d'autre osait en...
Par
le 22 oct. 2022
5 j'aime