En ce chaud mois de juillet 1988, j’étais assis sur la moquette du salon à me rabâcher lassement que cette émission radiophonique de demandes spéciales était nulle. Oui, parce que les auditeurs qui avaient téléphoné au DJ ne lui demandaient que de jouer ces tounes plates qu’on entendait déjà à toute heure de la journée. Pourquoi ce sot réflexe de quémander à entendre les hits de l’heure qui passent constamment à chaque station de musique pop quand l’animateur, pour une rare fois, offre de faire jouer dans sa programmation des chansons que la station ne diffuse jamais?
À 18 heures moins cinq, juste avant que l’émission ne se termine, l’animateur nous raconta que lors de la dernière interminable pause publicitaire, un auditeur lui téléphona pour lui demander de faire jouer une pièce assez particulière. « Ça va déménager! » qu’il disait. Le disc-jockey, avec sa grosse voix de bouffon, nous apprit que l’auditeur en question lui avait raconté que son job le faisait chier particulièrement à cause de son crétin de boss autoritaire qui passait ses journées à gueuler et s’énerver après ses employés. Selon l’appelant, ce patron tyrannique qui avait vendu son âme à cette compagnie était dogmatiquement et démoniaquement arriviste et son seul objectif était d’atteindre le Temple de la renommée de l’entreprise. Le gars au bout du fil voulait donc dédier au gros porc une toune en rapport avec sa situation: The Conjuring de Megadeth.
Trouvant la demande originale autant qu’étonnante pour ce genre de poste radiophonique, j’oubliai mon intention de fermer le système de son afin de m’initier pour la première fois de ma vie à la Mort en méga format. La seule chose que je savais de ce groupe est qu’il avait un son heavy car un de mes potes détenait depuis peu le disque Peace Sells… but Who’s Buying? du quatuor chez lui et m’en avait expliqué ses agréables impressions mais effectivement; je n’avais encore jamais entendu les méfaits du band du guitariste chanteur rouquin.
À cause des deux derniers jours de chaleur intense, chacune des fenêtres de la maison était ouverte et je voyais bien que le ciel vengeur s’était alourdi s’armant de nuages gris foncé pendant que les premières notes de la chanson se faisaient entendre. L’orage était imminent comme le rouquin aux cheveux longs me souhaita la bienvenue dans sa secte m’invitant à me sentir comme chez moi dans son conventicule noir et illicite.
Ainsi le ciel, ce ciel que je n’avais jamais vu aussi rancunier et fuligineux pour une fin d’après-midi éclata finalement. La pluie attaqua ma demeure innocente. Les vents diaboliques semblaient se précipiter des quatre points cardinaux pour faire voler les rideaux de chaque châssis et faire danser les flammes des chandelles sur les haut-parleurs. De par ces frénétiques bourrasques, les larmes colériques du ciel tentaient de voleter jusqu’à ma petite personne infantile de 11 étés. Or, pour mes oreilles candides, il était bon ce nouveau style musical. Vraiment trop bon pour que je fasse l’effort de me lever pour une autre raison que celle de monter le volume de la chaîne stéréo. Le tour des pièces de la maison afin de fermer les fenêtres pourra attendre que la toune soit terminée… définitivement.
L’humidité et le froid impatients n’attendirent guère mon invitation pour pénétrer dans ma demeure tandis que les portes des pièces s’ouvraient et se refermaient à répétition dû aux vents impétueux. Il n’y avait que la porte du placard à ma gauche qui était encore fermée mais lorsque finalement, brusquement elle s'ouvrit, c’est un diable qui en sortit. Un diable non pas sur roues mais en sabots... évidemment.
Le tonnerre se fit entendre derechef et ce diable marcha arrogamment quelques pas dans ma direction avec un rictus inquiétant et des pupilles néantisées fixées sur mon blanc visage à l’expression ahurie. Il me salua puis se présenta: « Bonsoir petit bonhomme. Je suis Méphisto… hé hé hé, ce que l’histoire peut être ironique; ton père m’a conjuré il y a des années et voilà que c’est ton tour. »
Puisque je ne savais pas la signification de « conjuré » je persistai dans mon état d’ahurissement. Il se pencha alors et me remit ce sac noir accroché à son avant-bras comme la pluie se faisait davantage battante et que les vents s’amusaient avec leurs souffles invasifs à faire balancer les peintures sur les murs. Toujours trop hébété pour même lever les bras afin de prendre le sac carré, Méphisto me l’accrocha à la main, se retourna et sans traîner procéda vers la porte du placard en ricanant avec malice. Il s’empara de la cruche dans laquelle notre petite famille de trois déposait régulièrement son change de cinq et dix sous sur le meuble à la droite de la porte du placard. Il ricana plus fortement cette fois-ci, me sourit en se retournant, rentra dans ce satané placard et disparut en refermant lentement la porte aux gonds grinçants.
Encore abasourdi et paralysé par l’énervement, je restai figé la bouche béante une ou deux minutes pour enfin me décider à ouvrir le sac qu’il m’avait remis. Il s’y trouvait le disque de Megadeth dont la pochette à l'illustration postapocalyptique est d’un rouge méphistophélique. Disque sur lequel est gravée la pièce qui jouait à la radio: The Conjuring. Tout de même bien content de ce pacte faustien conclu sans en avoir vraiment eu le choix et toujours déconcerté, je regardai mon chat noir aux poils hérissés courir d’un meuble à l’autre pour se cacher sous ceux-ci à chaque bruyant coup de tonnerre. Je continuai à rester assis là, les jambes croisées à apprécier la fin de la chanson comme Méga-Dave gueulait (enfin, psalmodiait) dans mes oreilles « You’re bought and sold… I’ve got your soul » puis à être tout de même soulagé de ne pas avoir à m’imposer le trouble de voler ce disque à mon pote métalleux.
Suivant le retour de ma mère qui était partie chercher ma sœur à son cours de ballet jazz, je me fis bien sûr morigéner exagérément à cause de toute cette eau de pluie ayant pénétré par les châssis restés ouverts et s'étant imbibée dans les tapis. Elle me questionna pendant trois jours pour savoir où était passée la stupide cruche de change insinuant que je l’avais prise pour essayer de sortir des clopes du dépanneur en faisant croire au commis que le paquet était pour mon père pourtant absent depuis des années. Trop harcelé comme agacé, je finis par lui avouer la vérité; Méphisto l’avait volé. Évidemment, ne sachant point qui il est, elle s’imagina que ce nom était celui d’un vendeur de haschich qui était passé. J’éclatai de rire en répondant que si sa culture musicale était aussi développée que la mienne, elle saurait qui est ce Méphisto. C’est là que ma mère m'assena une taloche…
★★★
Aujourd’hui, quand je suis dans le confort de mes appartements où j’ai désinstallé les portes de placard, à chaque fois que j’écoute The Conjuring, je me rappelle qu’il faut que je profite de la vie au maximum pendant que je suis ici car comme ces vendus qui se sont laissé acheter leurs âmes, je passerai dans l’autre monde l’éternité statufié au Temple de la renommée de Méphisto à cause de ce pacte non intentionnel de ma part. Effectivement, statufié, dans ses profondeurs infernales, probablement avec le DJ du poste de radio pop qui a vendu son âme à une industrie musicale tendant vers la corruption, avec le gros porc de boss névrosé du type qui a téléphoné à la station pour provoquer cette conjuration et avec mon père disparu. Belle et prestigieuse collection d’âmes maintenant soudoyées prochainement fourvoyées dont la mienne ne vaut apparemment pas plus que le prix à cette époque d'un disque à 12 ou 15 piastres payé, par surcroît, avec une stupide cruche de petite monnaie. Quand le diable donne d'une main, il prend deux fois plus de l'autre...
Or, si vous le permettez, je terminerai ici cette histoire absurde mais absolument véridique qui de toute façon tire à sa fin car je dois continuer ma lecture du Faust de Goethe. Il faut que j’en apprenne le plus possible sur ce Méphisto avant notre prochaine rencontre…
Oh j’oubliais presque avec tout ça! Mon intention était de vous écrire une critique de l’album! Alors voilà: ce Peace Sells... but Who's Buying? de Megadeth est vraiment bon. Écoutez-le.
Obey!!!