Il y a les groupes qui évoluent en permanence, au risque d’égarer leur public, déçu de ne pas retrouver ce qu’il aimait dans les albums précédents. Et puis il y a, à l’autre extrémité du spectre, ceux qui ne changent pas. Mais alors rien du tout. Et à ceux-là, il est de bonne guerre de leur reprocher cette immobilité, qui, ironiquement, appelle des commentaires du genre : « ils ne feront jamais mieux dans le genre que leur album X ». Ce n’est un secret pour personne que Future Islands font partie de la seconde catégorie. Non, mieux, ils incarnent plus que quiconque cette démarche paradoxale de refaire toujours la même chose, sans même espérer que quelque chose de différent puisse jamais en sortir (ce qui serait, on le sait, une définition de la folie…).

On se souvient que, grâce à la découverte ébahie par les téléspectateurs US (chez David Letterman) de l’intensité émotionnelle et vocale de Samuel T. Herring, relayée sur le Net, Future Islands sont devenus du jour au lendemain un groupe « populaire » (enfin dans les limites de ce qu’un groupe de rock peut atteindre comme popularité au XXIème siècle) : leur synth pop dansante et accueillante portant les troubles profonds évoqués par les textes et la voix de Herring ont amené leur album Singles à un gros succès commercial. On était en 2014, et depuis, Future Islands n’ont réalisé que deux nouveaux albums – The Far Field et As Long as You Are – qui étaient tout sauf mauvais, mais pouvaient être jugés comme « la même chose que Singles, en moins bien ». Et nous voici donc dix ans plus tard, devant People Who Aren’t There Anymore : la bonne nouvelle est que, cette fois, le verdict est « la même chose que Singles, en aussi bien ».

On retrouve donc le lyrisme, juste du bon côté de la grandiloquence, de cette synth-pop qui, une fois encore, reprend la recette principalement britannique des eighties et la « débride », la libère de son aspect contraint et studieux. « L’américanise » en quelque sorte. Si les textes de Herring restent toujours aussi tourmentés, enchaînant comme à l’habitude les thèmes sombres, pessimistes, les constatations douloureuses sur les rapports humains, etc., il y a à nouveau à l’œuvre ici une véritable « magie pop » : mieux, on se tord toujours les mains de douleur sur Future Islands, mais en remuant son postérieur sur le dance floor, et en regardant les étoiles synthétiques qui brillent dans un ciel de comédie musicale.

King of Sweden est une ouverture parfaite, qui présente impeccablement un album « de la maturité », où la voix de Herring est plus belle que jamais : on retrouve dans ses paroles tous les thèmes habituels – désespoir existentiel, solitude infinie, tendances à l’agressivité, partiellement compensés par une foi assez naïve en l’Amour (majuscule). « You are all I need / Nothing said could change a thing / Where you go, I go, just say, I’ll be / ‘Cause you are all I need / … / So much more / That means so much more (Tu es tout ce dont j’ai besoin / Rien ne peut changer quoi que ce soit / Là où tu vas, je vais, dis seulement où, j’y serai / Parce que tu es tout ce dont j’ai besoin / … / Tellement plus / Cela signifie tellement plus). L’ironie des choses, c’est que cette chanson d’amour, plutôt positive par rapport au reste de l’œuvre de Herring, avait été écrite à propos de sa nouvelle partenaire, suédoise… dont il est aujourd’hui séparé alors que la chanson est publiée !

L’enchaînement avec The Tower, peut-être l’une des meilleures chansons que le groupe ait produites, a alors un effet miraculeux sur notre enthousiasme : voilà un morceau complexe dans sa construction et pourtant d’une évidence lumineuse, entre inspiration mélodique et interprétation impeccable (un peu effacés qu’il sont derrière la personnalité envahissante de leur leader, on a tendance à oublier le talent des musiciens de Future Islands). Plus loin, le miracle se reproduit avec le réjouissant Say Goodbye, qui n’aurait pas dépareillé au milieu des hits de Singles. Mais l’intensité monte encore d’un cran avec Give Me The Ghost Back, stupéfiante ascension où les guitares s’invitent avec aplomb : on le voit bien terminant le set du groupe, tant il y a des chances qu’en live, il déclenche l’enthousiasme général. Et pourtant, quelle noirceur dans le texte ! « Two hundred million feel they’re underneath a knife / A million others, can’t forget what we can’t hide / Saw one friend overdose, another took his life / Gimme the ghost back » (Deux cents millions de personnes se sentent comme sous la lame d’un couteau / Un million d’autres ne peuvent pas oublier ce que nous n’arrivons pas à cacher / J’ai vu un ami faire une overdose, un autre s’est suicidé / Rendez-moi le fantôme !)…

Parmi les titres plus lents, moins dansants de l’album, on notera l’élégiaque Deep In The Night, a priori une simple chanson d’amour qui impressionne pourtant par son ampleur, et la ballade Corner of My Eye, qui, chantée par quiconque d’autre que Samuel T. Herring, serait assez convenue, mais atteint ici une sorte de splendeur soul. The Thief, la chanson la plus immédiate dès la première écoute, est un autre immense moment de plaisir. Plus loin, Iris, réflexion écologico-philosophique sur l’essence de l’humanité et ses racines dans le passé et dans la Terre, s’appuie sur une rythmique quasi-africaine inhabituelle chez Future Islands. Peach, sorti en single bien avant l’album, marque également une (légère) tentative d’exploration par le groupe d'ambiances différentes, plus atmosphériques, mais s’intègre parfaitement dans People Who Aren’t There Anymore.

Cette fête des sens se referme avec The Garden Wheel, qui revient à un sujet classique pour Herring, le parallèle entre le passage des saisons dans la nature, et le déroulement de la vie humaine : une conclusion appropriée à un album de quadragénaires s’interrogeant sur la rapidité avec laquelle disparaissent les personnes et les choses qu’on a aimées. Un album sans faute, que le temps confirmera sans doute comme le second chef d’œuvre du groupe après Singles.

Et comme une preuve que la répétition du même peut finalement produire des résultats inattendus.

[Critique écrite en 2024]

https://www.benzinemag.net/2024/02/04/future-islands-people-who-arent-there-anymore-bis-repetita-placent/

EricDebarnot
8
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le 4 févr. 2024

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Eric BBYoda

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