Tout amateur de rock doit s’intéresser un jour au l’autre au rock progressif, et toute personne qui s’intéresse au rock progressif ne peut pas passer à côté du rock progressif italien. Comme pour les groupes anglais, ce sous-genre à part entière a connu sa période la plus féconde dans la première moitié de la décennie 1970. Le « rock progressivo italiano », comme on l’appelle, est globalement plus mignon que ce que pouvaient réaliser Pink Floyd, Jethro Tull ou Genesis à la même époque. Le corollaire de sa délicatesse est la difficulté à l’aborder. Par où commencer pour appréhender cette scène musicale passionnante ? S’il fallait dresser un podium du rock progressif italien, les champions seraient sans doute Le Orme, Banco del Mutuo Soccorso et Premiata Forneria Marconi. Ces derniers publient en l’an de grâce 1972 ce qui peut être considéré comme le chef d’œuvre ultime du rock progressif italien : l’album Per un Amico.
Per un Amico est un album en teintes pastel, où l’on danse et où l’on plane en se perdant dans les dimensions de l’espace. Les audacieux artistes qui l’ont confectionné ouvrent de petites portes dérobées pour voir ce qui se cache derrière. Ils guident l’auditeur dans les dédales d’un palais fantastique en le rendant ivre de sons et de couleurs tout en lui racontant une histoire. Sans avoir appris l’italien, il est possible de deviner que son titre signifie « pour un ami », et d’imaginer à partir de là une trame qui renforce la cohérence des cinq morceaux. D’ailleurs, cela fait du bien d’entendre un grand album de rock progressif dans lequel les paroles ne sont pas en anglais. La langue italienne est naturellement chantante et propice aux meilleures performances vocales, comme nous le rappellent les chanteurs d’opéra. Même si le chant est loin d’être l’élément dominant sur cet album, il contribue sans conteste à son charme particulier. Les mélodies chantées sont dans un juste entre-deux entre l’opéra et le rock le plus brut : les voix sont posées et mystérieuses, sans excès d’aucune sorte. Premiata Forneria Marconi ressemble par ailleurs fortement aux groupes anglais par d’autres aspects. Morceau d’ouverture et morceau d’anthologie, « Appena un Po’ » est comparable jusque dans sa fulgurance à « Dancing with the Moonlight Knight » de Genesis. Le mellotron qui l’introduit est très crimsonien, tandis que les flûtes et le riff de guitare sautillant de « Per un Amico » rappellent Jethro Tull. L’ambiance aliénée et tendue de « Il Banchetto » fait plutôt penser à « Sheep » de Pink Floyd.
Le rendu musical est éblouissant. Il faut un certain temps pour adopter les subtils effets de rappel et d’opposition qui font que la structure des morceaux est géniale. A cette époque, Premiata Forneria Marconi est composé de cinq musiciens dont trois qui ont composé quasiment tout l’album ensemble : Franco Mussida, Mauro Pagani et Flavio Premoli. Ces doux maestros savent se montrer tantôt caressants, tantôt incisifs, créant de nombreux contrastes de tempérament qui amènent finalement la beauté. Leur garde-robe instrumentale est très fournie, comme en témoigne une photo présente dans le livret, où l’on peut voir que pas moins de quatre claviers sont utilisés dans le studio d’enregistrement. Outre les incontournables claviers et les habituels flûtes et violons, Premiata Forneria Marconi utilise un carillon tubulaire et des instruments à cordes pincées typiquement italiens comme le theorbo et le mandocello. En plus d’être un morceau puissant et percutant, « Generale » est ainsi une véritable fête instrumentale et mélodique qui synthétise merveilleusement ce qu’est le rock progressif, ni plus ni moins. Au bout de 2 minutes 50, l’interruption brutale de l’élan par la survenue d’orgues d’églises est un moment aussi fort que les violons de « Thick as Brick » : un aboutissement en soi et en même temps un rebondissement orgasmique vers d’autres sommets.
Storia di un Minuto, paru seulement neuf mois auparavant, était déjà un album très travaillé, novateur et étincelant. Son successeur renforce ces qualités et permet à Premiata Forneria Marconi de jouer dans la cour des rois. Le principal défaut de Per un Amico est finalement sa longueur : même si on peut difficilement imaginer meilleure conclusion que le final abrasif de « Geranio », on ressort au bout des trente-quatre minutes d’écoute avec le sentiment de ne pas en avoir eu assez. Cependant, après avoir pénétré son atmosphère enivrante, on ne peut que comprendre pourquoi certains amateurs de rock progressif ont choisi de passer la frontière italienne dans la quête de la bande sonore de leur vie. Pour ceux qui voudraient tenter l’aventure, PFM semble leur tendre des bras accueillants. C’est d’ailleurs le groupe de rock italien qui a connu le plus de succès à l’étranger. L’étape suivante dans l’élargissement d’un horizon progressif, après avoir visité quelques pays européens, est de s’éloigner du monde occidental pour aller voir au Japon, à Cuba ou encore au Ghana. Les différences culturelles ne font pas que cloisonner des sous-genres, elles renforcent aussi un genre et engendrent un sentiment de petitesse devant son incroyable diversité.