Avec son premier album, Movement, sorti en 2012, Holly Herndon était à la pointe de la musique actuelle. Mélange d'électronique et d'organique, réflexion sur la place de l'humain dans les sociétés technologiques, son œuvre semblait à la fois musicale et philosophique. Annoncé par deux singles très inspirés (Chorus et Home), ce deuxième opus, Platform, va plus loin à tous les niveaux. Les expérimentations sonores sont plus nombreuses, plus folles et plus intrigantes. Quant au propos, il gagne aussi en profondeur, avec pour sommet le fameux Home, une sorte de déclaration d'amour dédié à l'espion de la NSA sensé surveiller la chanteuse ("You know me better than I know me").
Dès les premiers instants d'Interference, la musique déploie ses ambitions. Déstructurée jusqu'aux limites de l'abstraction, elle semble s'éparpiller et s'épanouir comme les atomes d'Héraclite. Les sons tombent dans l'infini et forment parfois des fragments de mélodies, des embryons de rythme et surtout d'incroyables instants de beauté pure. On peut prendre pour exemple le moment où Chorus s'élance vers les étoiles au bout de deux minutes de murmures et de syncopes, renforçant ainsi l'impact du refrain fantomatique. Plus loin, c'est An Exit qui s'approche le plus d'une chanson classique. Pourtant les premières secondes, avec leur rythmique éclopée, laissent entrevoir le minimalisme le plus radical. Mais, fragments par fragments, le morceau empile les indices avant d'exploser soudain, au bout d'une minute, en une supernova lumineuse. Ceci dit, même lorsque Platform se fait plus familier, c'est souvent sur les bases de sonorités extraterrestres et de bribes vocales tourmentées.
On décrypte des mots, des phrases, quasiment des slogans ("There's nothing to gain, there's nothing to lose" sur An Exit). Ce petit jeu culmine avec Locker Leak et son "Who lasts? Glass lasts. Who lasts longest? Grass lasts longest." Improbable gimmick dont la prononciation, la déclinaison et le caractère incongru en font l'accroche pop la plus excentrique du moment. Pop ? Non, probablement pas, on est assez loin de ce qu'on peut conseiller à son entourage sans passer pour le pire des snobs. Platform ne se donne pas à la première écoute, ni aux suivantes. Par contre, chaque nouvelle approche révèle davantage, comme un chef-d'œuvre pictural qu'on ne verrait tout d'abord qu'à un centimètre d'une toile de plusieurs mètres de haut.
En effet, Holly Herndon compose entre le pointillisme et l'art abstrait avant que tout finisse par faire sens. Une écoute superficielle classera donc Platform comme trop abscons, voire inécoutable. On ne met pas cette musique en fond sonore pour tapisser les soirées qui sentent le tabac froid et la bière bon marchée. Holly Herndon fait de l'art jusqu'à ce qu'extase s'en suive. Et il en faut, il en faut des œuvres de cette dimension, qui réclament, qui exigent toute notre attention. On a rarement entendu aussi ambitieux et inventif dans le domaine de l'électronique grand public, pas depuis la mort de The Knife en tout cas. Certes, on ne sera pas près de danser sur ces morceaux, à quelques exceptions près. Mais on y reviendra, encore, et encore, et encore, et encore, probablement un peu hypnotisé.
Les vocalises néo-classiques passés dans les processeurs d'un laptop de Unequal ouvrent la porte à la ballade floue de Morning Sun. Plus loin c'est l'interlude parlé de Lonely at the Top, avec son massage (et message) de réconfort mystérieux qui nous conduit vers Dao. Cette expérimentation, mélange de sons organiques, de bribes vocales et de fragments électroniques, peut effrayer en théorie. Le résultat, pour aussi intimidant qu'il paraisse, donne une idée d'une évolution possible de la musique populaire. Ne vous affolez pas, nous sommes encore loin d'entendre Dao à la radio. Mais Holly Herndon est l'héritière d'une tradition qui relie aussi bien Aphex Twin, Broadcast et Bjork. Un jour, son minutieux travail obtiendra la gloire qu'il mérite.
Résumons : faut-il écouter Platform ? Oui, mille fois oui, évidemment. Sans trop s'avancer et sans céder aux sirènes de l'enthousiasme excessif qui nous sortent pourtant le grand jeu, il s'agit certainement d'un des disques les plus incontournables et les plus emblématiques de 2015. Une nouvelle fois, je le répète, d'un point de vue musical, Holly Herndon est l'une des artistes les plus passionnantes de l'époque. D'un point de vue plus, comment dire ?, métaphysique, osons le terme, Platform poursuit les interrogations sur le rapport entre l'humanité et ses techniques, entre le corps et les machines, entre le sensuel et l'artificiel. C'est de l'usage que nous en faisons que nos outils prennent leur sens. A l'écoute de cette musique on sait déjà que l'art n'a toujours rien à craindre du progrès. Il semblerait aussi que nos âmes puissent fusionner sans mal avec nos amis ordinateurs. Internet peut réconforter les gens, Holly Herndon le dit en interview. Point de froideur ici, derrière les inquiétudes légitimes, se dessinent un avenir radieux (New Ways To Love). Platform est aussi un disque aérien et optimiste, c'est peut-être sa plus grande force.