Poverty
7.1
Poverty

Album de Motorama (2015)

Une cold-wave dansante... Les russes de Motorama jouaient jusqu'alors de l'oxymore musical. Pour le réfrigéré Poverty, leur dernier effort, Vlad et son équipe ont brûlé par les deux bouts la nuit de Paris et la scène du Nouveau Casino. Un concert chargé d'histoire.


Mardi soir, j'étais nerveux... Mais je suis toujours nerveux avant un concert. Généralement, la veille, je dors très mal. J'ai le ventre qui tire et la gorge qui serre. J'ai peur des fausses notes, qu'un ampli prenne feu - ou pire : que Grand Corps Malade tienne la première partie, rate son stage-diving, s'écrase sur le béton, se remette à parler normalement et en profite pour devenir encore plus populaire. Le cauchemar absolu.


Je m'inquiète du public, aussi. De l'indulgence qu'il n'aura peut-être pas envers le groupe que je vais voir et pour lequel, par superstition, j'ai tué une batterie de poulets, me barbouillant le corps de leur sang tout en invoquant les dieux du rock, en transe, piétinant pour l'exemple quelques vinyles de Claude François. Le public sera t-il bon ? Pourquoi est-il ici ? Pour la dernière sensation rock ? Parce que les Inrocks lui ont dit que ça ferait bien sur le cv ? Pour se la raconter demain à la machine à café ? Je n'ai pas de réponse et ça me file encore plus le taf... Quand le public ne sait pas pourquoi il est là, c'est qu'il ne connaît rien à lui-même et à la musique. Ces deux déficiences vont généralement de pair et si la musicothérapie existe, c'est qu'il y a une bonne raison.


Toutes ces angoisses seraient rationnelles si j'étais moi-même musicien. Mais ma pratique de la musique se résume à ce doux rêve : j'ai huit ans et ma prof de piano gît dans une mare de sang, morte depuis dix minutes - je m'assure néanmoins que les cordes en fer de l'instrument avec lequel elle m'a torturé ne se désolidarisent pas de sa gorge et qu'elle est bien au royaume du gospel. Au moins, celle-là, elle ne m'emmerdera plus avec When the Saints...


Mardi soir, j'étais un peu plus nerveux que d'habitude. Une place pour Motorama accélérait ma fréquence cardiaque. Après Alps et Calendar sortait Poverty, leur troisième album. Fallait bien qu'ils le présentent, cet album. Mais merde, j'avais les foies... Pour étayer la description de mon état, je dirais que j'étais été aussi nerveux que si j'avais assisté à l'unique concert parisien de Joy Division en 80 aux Bains-Douches. C'était une il y a une vie de cela, mais une légende reste une légende. On ne retouche pas des couleurs comme ça. Dans ma tête, Joy Division joue encore en noir et blanc. J'étais trop jeune pour les voir, à peine né, j'ai seulement vu quelques vidéos de mauvaise qualité ; de plus, à l’époque j'écoutais RTL ou NRJ, alors Joy Division, j'en étais très loin, je ne savais sans doute même pas où se trouvait Manchester.


Il y a une vie de cela, j'imaginais encore moins qu'un groupe de Rostov-sur-le-Don, une ville perdue sur les rives de la mer d'Azov, éclairerait le sombre des rêves de ceux qui, à commencer par moi, n'en n'ont jamais assez.
Motorama passait au Nouveau Casino, une salle où je n'avais jamais mis l'oreille et dont un ami musicien m'avait dit -un peu ennuyé quand même de me soumettre cette information- que le son pouvait parfois y être très pourri. Il ne m'en avait pas fallu pas davantage pour insomnier. Qui eût cru, il y a vingt ans de cela, que je m'inquiéterai à ce point pour un groupe de cold wave venu de Russie, pays à ce point bizarre que Patricia Kaas y est encore une star ? Que des mois durant, je vénérerais Calendar, leur précédent album ? Que ces dix titres de lumière noire, écoutés une bonne centaine d'heures pendant l'été, relayeraient ma psy (Oui, j'imagine que vous avez déjà remarqué que j'en ai sacrément besoin) ? Des Russes ? Ces gens dont on espérait dans les années 80 qu'ils aiment leurs enfants autant que nous ? Ce pauvre Sting devait se retourner dans sa tombe -Ah pardon : on me fait signe que Sting n'est pas mort. Excuse-nous, Gordon.


Exception faite de ceux qui viennent skier chez nous, j'aime plutôt bien les Russes. Pas au point de demander le passeport, mais ils sont tellement russes. Ils en font des tonnes pour vous dire avec le sourire que c'est la merde. Que l'humain n'est rien sans ses démons et qu'il faut faire avec. Je dis ça en toute subjectivité, à cause de ma vision très personnelle des auteurs russes, à commencer par Tchekov: tout le monde est triste et pourtant tout le monde picole pour oublier qu'il est triste, ce qui fait qu'à la fin, plus personne n'en n'a rien à foutre de rien et tout le monde chiale en se tapant sur les cuisses. Je ne sais pas pourquoi mais j'ai comme l'impression, en écrivant ces mots, que très prochainement le monde, s'il ne veut pas trop se bouffer les dents, s'il veut continuer à se sentir un tant soi peu vivant, a tout intérêt à devenir foutrement russe, à voir les choses d'une manière putainment Tchekovienne.


Ma bière à la main, j'ai déambulé dans la salle.


Comme le hasard n'existe pas, j'ai croisé Vlad, le chanteur. Il vendait ses disques derrière une table. Costume noir, lunettes passées de mode (ou très en avance si l'on vit rue de Bretagne), il ressemblait au prof de physique-chimie que vous n'auriez jamais voulu avoir. Il discutait avec son guitariste.


Faisant fi de ma politesse légendaire, je les ai coupés dans leur conversation. Ils n'ont pas eu l'air de s'en offusquer plus que ça. J'ai remercié Vlad pour sa musique. Je lui ai dit que sa musique m'aidait beaucoup, voilà, c'est tout, bon concert. J'ai été aussi emphatique que ça, oui, un vrai boute-en-train. Je l'ai remercié mais je ne sais même pas s'il a compris ce que je lui disais. Moi-même, j'étais trop nerveux pour être à ce que je faisais. Nous avions tous les deux les yeux par terre. Lui, la gorge nouée à l'idée de jouer, moi pareil à l'idée qu'il joue. Je crois que la durée pendant laquelle qu'on s'est regardés dans les yeux n'a pas excédé une seconde. Ça devait être drôle, de nous voir lui et moi. On devait avoir l'air de deux autistes en face d'un Rubik's cube déjà résolu. D'autant que j'avais eu le temps de m'en faire pour lui. J'étais arrivé bien avant l'heure avec quelques vodkas dans les yeux, histoire de coller à l'histoire. Non : L'Histoire. Celle de notre époque et de son romantisme, au sens dix-neuvièmiste du terme. Une génération qui dans la brume persistante cherche des lumières amies.
En deux cents ans comme en trente, ces lumières n'ont pas tellement changé : on lit Musset ou on écoute Ian Curtis avec l'espoir d'oublier ce à quoi l'époque renonce inlassablement, à savoir l'amour -et donc l'avenir. Constat un peu froid, certes, mais loin des slogans trop raisonnés et trop raisonnables des cols blancs vendeurs de vies assurées et de lotissements rassurants.


Mardi soir, quand les lumières se sont éteintes, j'étais nerveux pour Vlad Parshin, un type que j'avais rencontré une dizaine de secondes de façon physique mais une bonne centaine d'heures de façon audible. On se connaissait donc pas si mal que ça.
Je crois qu'on n'avait pas besoin de trop en faire pour se comprendre : lui aussi me connaissait avant que je ne vienne lui parler. 
Les bons musiciens sont comme les bons écrivains, ils mettent des mots à la place de ceux que vous cherchez en vain. Ils vous parlent personnellement. Et si vous n'êtes pas trop cons, vous leur parlez de la même manière. Houellebecq le dit mieux que moi : il n'y a pas d'art plus intime que celui d'écrire. La frontière qui sépare un auteur de ses lecteurs ne pourrait être plus ténue. Aux auteurs, je crois qu'on peut aisément ajouter les musiciens. Quand Vlad a entamé "Heavy Wave", le futur n'était plus de ce monde et avec lui, nous avons préféré rester dans nos souvenirs.


"Goodbye future, I'm done with it..."


Oui, je crois que c'est ce qui nous caractérisait assez bien ce soir-là, au Nouveau Casino : en écoutant une musique limpide aux mots plein de lucidité, nous avons écouté ce que le monde avait à nous offrir de plus honnête.

VincentGiudicel
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le 1 nov. 2017

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