Il est vrai qu'écrire une critique complète sur un album, surtout un album d'un « rappeur » aussi controversé que Doc Gyneco peut paraître difficile, conséquent, et dans une certain mesure inintelligible. Parce que oui, le Doc, aujourd'hui, est plus synonyme d'un phénomène de foire, un artiste du monde du hip hop complètement marginalisé, les vidéos de ses plateaux raillées par une grande communauté de jeunes ou des trentenaires ayant grandi dans le contexte dans lequel son album est sorti. Parce que non, on ne parle pas d'un simple album. On parle de ce que l'on considère comme un des 10 meilleurs album de rap français, au milieu d'artistes incontournables comme IAM, Oxmo Puccino, Klub des Looser et autre NTM et Lunatic et leurs paroles qui respirent un certain désenchantement du monde contemporain, tout cela emprunté d'un certain élan de poésie.
Au milieu de tout cela ? Doc Gyneco, et son album « Première consultation » sorti en 1996.
Celui-ci fait automatiquement l'effet d'une bombe : qui est cet étrange personnage qui traite de divers sujets que seul un jeune parisien du XVIIIème pourrait réellement connaître ? Pourquoi avaient-ils bougé et pourquoi bougeons-nous toujours la tête après écoute de cet album ? Un des meilleurs albums de rap, vraiment ?
Franchement, j'ai fait parti de ceux qui n'ont pas compris le Doc, qui était omnibulé par ses derniers déboires politiques et ses dernières sessions fonsdées face à la caméra. Maintenant, je pense avoir compris. Et je pense également pouvoir transmettre ce que j'ai analysé de ce simple album, qui m'a intimement marqué de manière intelligible. Moteur, On air : qu'es-tu « Première consultation » ?
Bon, c'est sûr que quand on se fait une simple vision d'ensemble de l'album, on est bien loin de l'impact rythmique et vocable d'un « L'Ecole du Micro d'Argent ». Les sujets abordés ne traitent que peu de malheurs, d'ambiance nauséabonde associée aux banlieues, de violence, de prostitution, de trafic de drogue. Non, les sujets abordés ne voient quasiment aucun jugement de valeur : la prostitution, la violence font partie du quotidien, pas besoin d'appuyer dessus pour Doc Gyneco. Un des meilleurs exemples pour comprendre cela, c'est d'écouter la deuxième musique de son album : « Dans ma rue ». Le Doc nous offre de ce fait une représentation, à la manière de Jay Rock dans « Money Trees » de la vie quotidienne du XVIIIème arrondissement parisien, à où se mélange la pauvreté, la mixité sociale, les publicités exubérantes... (tous les sujets abordés dans la musique en fait, et il y en a). Il est essentiel d'appréhender de manière complète cette deuxième musique de l'album pour comprendre dans quel cadre spatio-temporel se trouve notre rappeur. « Bienvenue, dans ma rue », est la lyrics qui revient le plus souvent dans la musique : cela permet d'inviter le spectateur à partager, à se visualiser le contexte dans lequel la génération dont Doc Gyneco fait partie. De plus, la phrase est un oxymore dans la plupart des consciences de l'époque : l'idée de « bienvenue » est le fait de vouloir ouvrir les portes de chez soi, permettre à une personne de lui souhaiter une bonne visite du lieu qu'il va découvrir. C'est également une marque de confiance, qui se remarque de manière intégrale vis à vis de « dans ma rue », qui implique pour les consciences l'aspect banlieusard, sale, crade et insalubre de la vie en cité. Dans la chanson, le Doc tire donc un tableau non manichéen de ce qu'il voit juste devant chez lui, sans jamais porter de jugement, hormis énoncer une vérité qui est immuable, toujours d'actualité de nos jours. La logique de quartier devient donc un système : ce qu'il nous décrit est bien établit, qui s'auto-entretient quotidiennement : « le coiffeur raconte des blagues aux dealers, les policiers donnent des planques aux voleurs, le facteur aide le macro à relever les compteurs » : personne n'est au final blanc ou noir dans ce monde : ils font partie d'une société complète qui se gèrent indépendamment des autres quartiers. Si la comparaison est osée, elle n'en est pas moins évidente : à la manière de la série The Wire, on voit comment s'organise la rue dans tous ses aspects. Et c'est ce que j'aime particulièrement dans cette musique, et qui en fait ma préférée de l'album : elle parle de sujets sensibles pour l'époque mais également pour la nôtre. Chaque parole est interprétable et dévoile une réalité qu'il nous faut accepter. Pour la prestation de notre chanteur, la voix du Doc est très douce, l'instrumental, mélodique pendant l'instant « refrain » fait penser en background à certain sample de Mobb Deep, restant tout de même du côté de la basse assez g-funk, à la française bien entendu. On va appeler ça du k-funk, pour kaïd (oui je sais que ça ne s'écrit pas comme ça, mais inventer des concepts est quelque chose que j'adore, surtout quand ils sont subjectifs, ce qui s'oppose avec la définition de « concept ». Mais bon, la vie n'est pas toujours logique). Le fait de placer cette musique, juste après le tube qui résonnera dans beaucoup de tête, « Viens voir le docteur » permet, après une présentation rapide de l'auteur de l'album, d'en préciser plus précisément son univers, qui marque chaque personne de manière irrémédiable : l'homme est bien entendu le fruit de contexte, d'expériences qui marquent sa vie et qui fait que chaque personne est unique, traversée de millions d'idées qui permettent de ne pas la ranger dans un seul courant, dans une caricature de lui-même. Et c'est là qu'il convient pour moi de préciser un point qui me paraît essentiel : nombreuses sont les personnes qui n'ont malheureusement retenues que les frasques certes débiles, les « moments-plateau » de notre personnage, sans même s'intéresser à son projet artistique et créatif. C'est là que la corde est sensible : le fait de stigmatiser une personne vis à vis de ce qu'elle montre mais non pas ce qu'elle dit. Société actuelle d'image à l'appui, Doc Gyneco n'est au final qu'une victime de ce système qui a profondément changé en peu de temps, avec l'essor d'internet, des réseaux sociaux (non contemporain de la sortie de l'album) et de l'individualisme psychologique. Bon, après, fumer un gros joint avant d'aller voir Laurent Baffie, ce n'est peut être pas la meilleure idée à faire quand on se veut un homme du peuple, qui souhaite et à réussi à passer outre ce monde des ghettos parisiens.
Ce qu'est Doc Gyneco, où du moins la caricature qu'il se fait de lui-même, il faut aller le chercher dans les différentes musiques de l'album. L'homme contient plusieurs personnages, du plus mélancolique et suicidaire dans « Nirvana », en passant par l'expression d'une jeunesse meurtrie par l'absence de la figure paternelle dans « Tel Père Tel Fils » au dragueur de rue, sans concession concernant ses fantasmes et sa vie amoureuse, basée sur un aspect pratiquement thérapeutique : on citera la cultissime « Vanessa » dans le premier cas, et des musiques comme « Première Consultation » ou « Viens voir le docteur » dans le second cas. Ces musiques permettent à part entière de définir les hobbies et de comprendre le comportement de ce bon vieux Doc, ainsi que des parties plus intimes de sa personnalité qui font du personnage un éternel rêveur (qu'il est toujours aujourd'hui je vous rassure).
Un rêveur à part entière ce Doc ? Sa musique « Vanessa » est celle qui fait ressortir le plus cette idée là. En effet, et de manière assez évidente, l'artiste nous offre une musique aux paroles absolument hallucinantes concernant une Vanessa qui n'est à aucun moment identifiée, mais dont les différents indices la rapproche de Vanessa Paradis. A cela, on voit une idéalisation complète de la personne, passant du simple fantasme, à un objet de profond désir sexuel jusqu'à un moyen d'atteindre l'orgasme. Cet femme-objet (désolé pour les féministes) correspond à la personne suprême que le Doc semble rechercher tout au long de l'album mais également au moment précis de l'écriture de celui-ci. On parle donc d'idéal féminin concernant l'homme : la femme qui représente l'aboutissement personnel spirituel et physique de sa conscience et qui permettrait d'atteindre un bonheur qui ne serait non pas personnel mais partagé. Cette Vanessa faisant déjà partie de l'environnement des « people », elle est inaccessible notre Doc, qui vit encore à une époque où le rap est quelque chose de nouveau dans le champ musical et ne bénéficie pas encore d'une véritable reconnaissance, si on le reconnaît comme tel. C'est cet idéal, par définition non atteignable, qui permet ainsi de justifier le fantasme de la personne et qui va donc rendre intelligible l'ensemble des paroles de la chanson : à défaut d'être la musique la plus féconde de l'album, le Doc renforce par son vocab' son aptitude à ne pas se fier aux tabous et aux conventions sociales afin de nous offrir une musique absolument crue, sans aucune concession, concernant une partie profonde de lui-même qu'il offre sans aucune timidité à l'ensemble de la face du monde. Le passage « Sa bouche fiévreuse, nos étreintes ravageuses, sa langue brulante et son corps excité, sa voix haletante bordée d'obsénité, oh son fond de gorge et mon sucre d'orge, ses mains pleines de réaction en chaine » symbolise à lui tout seul à la fois le désir profond mais irréelle du partenaire mais également une volonté de tout dire quitte à choquer.
Car oui, une bonne compréhension de l'album passe par l'appréhension que le Doc Gyneco chante et propose des paroles et des sujets qui lui passent par la tête. Il n'est absolument pas formaté par l'ensemble des sujets de préférence de l'époque. C'est pour moi la plus grande qualité de l'album : son caractère profondément personnel, à la limite de l'enfantillage parfois. Le Doc se répète dans ses thématiques, parle des sujets qui lui plaisent, de ce qu'il aime faire de ses journées pour un jeune homme de 22 ans dont la vie n'est absolument pas fixée, qui a tous les choix devant lui et qui peut laisser libre court à sa créativité sans penser nécessairement à un contexte passé ou futur. N'oublions pas que cet album s'adresse à une génération de personnes, qui ont désormais entre la trentaine et la quarantaine, et qui se sont retrouvés dans les propos tenus par l'artiste, chose que permet à part entière le rap vu qu'il se concentre essentiellement sur les paroles plutôt que sur les instru', la mélodie et l'harmonie par rapport à d'autres styles musicaux (ce qui ne veut pas dire que le sample d'une musique de rap n'est pas importante, bien au contraire, c'est seulement une question de rapport. RIP J Dilla). Le côté personnel de l'album, qui s'adapte en réalité à chaque personne faisant aussi bien partie de cette ancienne génération que les nouvelles, dont je fais éminemment partie, permet l'écho entre les propos que tient le Doc et la réalité contemporaine : tient, on retrouve la définition de la vérité, comme étant l'adéquation des dires avec les faits. Dans ce sens de caractère personnel, les filles apparaissent comme un refuge de la part du Doc qui leur sert de thérapeutiste à part entière, donc de refuge également. Tout cela parce que le Doc lui-même veut s'extirper de la logique du monde réel qu'il ne comprend pas (et je ne parle pas des quartiers), de la société qui est née de la fin des Trente Glorieuses en France et qui est marqué par un profond pessimisme. En plus du recours à la drogue pour s'extirper et qui est rappelé à bien des égards, la musique « Nirvana » est précieuse dans cet intérêt : cette envie irrépressible de vouloir se supprimer, en exprimant de manière claire la noirceur des méandres de l'esprit du Doc. Car celui-ci nous parle également de son profond désarroi pour la société moderne qui l'amène directement vers cette envie de meurtre personnel, de suicide, de changer sa vie pour lui donner une nouvelle impulsion d'un côté ou de l'autre arrêter et mourir instantanément pour ne pas avoir à se battre. « Plus rien ne m'étonne, plus rien ne me fais bander » : n'est ce pas quelque chose qui peut s'appliquer à chacun d'entre nous lorsque nous prenons du recul sur le fait de notre monde ?
C'est face à cela qu'il faut revenir à des choses simples : les filles pour le Doc dans les musiques citées précédemment, mais également sa passion pour le foot dans « Passement de jambes » et pour le roulage de joint, que l'on retrouve dans toutes ses musiques mais particulièrement avec Passi dans « Est-ce que ça le fait ? ».
La musique, avec ce dernier exemple en tête, est donc un moyen pour notre artiste de parler de choses purement personnelles, d'exprimer les émotions qui traversent sa vie, ainsi que ses opinions. C'est, comme je l'ai dit, la raison majeure de sa réussite : Doc Gyneco a réussi à unifier l'ensemble du sentiment de désarroi d'une génération complète, mais également l'ensemble des plaisirs et des ressentis positifs de celle-ci, tout cela en parlant de choses simples, qui peuvent toucher tout le monde en même temps. On se cherche un rapport avec le nom de scène de Bruno ?
C'est à ce moment que je me pose une question qui peut apparaître essentielle : la création d'une œuvre artistique peut-elle toujours être personnelle et en même temps universelle ? Peut-on au final manier le subjectif, le particulier, l'individuel avec l'universel, le commun, l'objectivité ? Si les différents termes sont dissociés dans les concepts philosophiques classiques, c'est bien parce il semble utopique de pouvoir appréhender dans notre monde une vérité qui serait subjective, accepter en quelque sorte que des personnes puissent avoir raison malgré l'apparente question de point de vue qui se dégage de leurs propos. Pour moi, le Doc a réussi en restant absolument lui-même du début à la fin de son album, tentant un discours pas des plus philosophiques, n'employant pas de mots sophistiqués ni de grandes envolées lyriques pleines de figures de styles. Non, il emploie des mots qui parlent à tout le monde, et cela fonctionne absolument, de la même manière et à la fois en contradiction avec un rappeur comme MC Solaar.
Et c'est en cela que le Doc a réussi à créer un album absolument unique, qu'il vous sera impossible de retrouver dans l'esprit ailleurs. Et ce qui me permet de répondre à ma problématisation initiale : pourquoi le considère-t-on comme un des plus grands albums de rap français à l'heure actuelle ?
Musicalement, le style en est tel : on se rapproche plus vers un album de Hip-Pop que d'un album de Hip-Hop classique : c'est d'ailleurs en cela que toute la musique « Classez-moi dans la variet' » est mise en place : une critique de la commercialisation des rappeurs, même à son époque, de leur aptitude à être cette pâle copie des artistes américains (alors que le contexte n'est ABSOLUMENT pas le même, le contexte de banlieues (FR)/ghettos (USA) est historique et social, non pas juste géographique et urbain). Une interview de l'homme le disait il y a encore peu qu'il voulait travailler avec des artistes de la chanson française plutôt qu'avec d'autres rappeurs. Pourquoi ? Parce que le Doc ne se considère pas comme un rappeur, et je vous rassure encore, il n'en est pas un. Le Doc est bien plus que ça : c'est un artiste totalement atypique qui a créé son propre univers et que la société, les médias et les plateaux télé ont enfermé dans deux cases : celui de rappeur et celui de personnage complètement déconnecté du monde réel. Preuve que l'on vit dans une société d'images qui ne peut se détacher de tout ce que l'on nous force à apprendre. Alors qu'au final, son album respire et transpire le réel. C'est aux personnes qui écoutent cet album de prendre sa réalité soit comme un moyen d'influer leur propre vision du monde, soit comme un moyen de retranscrire certaines problématiques de la société de l'époque à sa sortie et de la nôtre, mais également soit comme une fin en soi en temps qu'OVNI comme la musique en sortira très peu et qui se suffit totalement à lui même, ou soit comme à fin thérapeutique : revenir à la simplicité et se produire sincèrement devant le monde.
J'ai choisi ma voie : les quatre à la fois.