Quinze chansons, c'est long, et ça peut vite tourner en rond. Sauf à tisser une étoffe soyeuse dans laquelle on se plaît à s'enrouler sans fin. C'est un peu ce qui se passe avec ce disque-là, pas si long au fond - à peine plus d'une bonne demi-heure -, tant il fourmille de chansons courtes, aux éclats vifs comme des clins d'oeil, suite d'instants et d'instantanés nostalgiques ou amoureux, identifiables à la première seconde. Sans doute d'ailleurs ce quatrième album studio ne convertira pas à la delermania ceux qui s'y sont jusqu'ici refusés - pire : ils risquent d'être plus agacés ! Car, loin de se renier, le jeune homme grossit encore les traits qu'on lui connaît : sa manie du name dropping, balisant ses textes de mille petits cailloux codés, références raillées ou revendiquées (Marcel Duchamp, Patrick Vieira, Ken Loach...) ; ou sa façon de croquer le quotidien dans des décors sans fard, qui ne font pas forcément rêver...Oui, Delerm se répète, mais avec une habileté renouvelée : son don de l'observation est aiguisé comme jamais ; son écriture joueuse est capable de tordre la grammaire (quand il « bateau-mouche » sur la Seine) ; ses raccourcis et ses collages sont de plus en plus efficaces (la chanson Martin Parr se feuillette en effet comme un livre d'images). Le tout est serti d'orchestrations mélodiques qui font beaucoup dans la réussite de l'ensemble. C'est l'album épanoui d'un garçon qui semble l'être aussi.(Télérama)
Les uns, toujours les mêmes, ricaneront : Vincent Delerm est un garçon si effroyablement banal et sans imagination qu’il a intitulé son quatrième album Quinze chansons. Les autres, une nouvelle fois épatés, y verront au contraire une forme de sobre élégance pour saluer sans en avoir l’air Leonard Cohen (Ten New Songs) ou Randy Newman (12 Songs). Si le pâtre canadien est nommément l’objet d’une chanson haïku à propos de la pochette de Songs From a Room, c’est à l’évidence le replet songwriter californien qui aura servi ici d’inspiration majeure. Il suffit d’entendre Tous les acteurs s’appellent Terence, introduit par les cordes d’une romance tire larme hollywoodienne, et cette évocation en miroir d’un monde désespérément englouti, pour saisir combien l’observateur Delerm n’est désormais plus très loin de ses modèles. « Il était question à un moment d’un duo avec Randy Newman, mais il n’était pas libre. Disons qu’il avait sans doute mieux à faire mais qu’il a fait poliment savoir qu’il n’avait pas le temps » suggère Delerm avec cette pointe d’autodérision que n’aurait pas détesté l’auteur de Sail Away s’il avait fait le déplacement. On s’étonne d’ailleurs toujours d’entendre le Français le plus doué de sa génération assumer des complexes – sa voix, ses limites de musicien ou d’auteur – à travers des formules du style « la chanson, c’est un peu comme le décathlon. Si tu es bon au piano ou sur scène, tu limites la casse dans les autres disciplines. » Alors qu’en réalité Quinze chansons prolonge l’état de grâce qui est le sien depuis Kensington Square, où après le faux départ d’un premier album radicalement « chanson germanopratine » il prenait la liberté (le risque ?) de se réinventer en mode pop. Il a peut-être perdu la moitié de son public en chemin, mais il a gagné une épaisseur musicale qui dans ce pays de vendeurs de toquantes – de Bénabar à Adb Al Malik - l’illustre en joaillier d’exception, forcément pas aussi bien entendu qu’on le rêverait.Après une parenthèse plus minimaliste sur Les Piqûres d’araignées, enregistré en Suède avec Peter Von Poehl et un cahier des charges oulipien (« mettre un élément new wave dans chaque chanson »), Delerm revient chaudement entouré sur ce quatrième album qui a bénéficié du concours de deux des arrangeurs les plus cossus de l’hexagone. Jean-Philippe Verdin (Readymade) fait virevolter un genre de mento à la Specials (Je pense à toi) en lui accouplant vibraphone, cloches et clavecin pour finir dans l’irréelle dimension de Jacques Demy/Michel Legrand période Peau d’âne. Remi Galichet (Diving with Andy) soigne des cordes en chambre qui calfeutrent la voix et les somptueuses mélodies de Delerm dans les mêmes songes que ceux de Neil Hannon.Au casting également, les cuivres solaires de Ibrahim Malouf ou les claviers impertinents d’Albin de La Simone agissent comme autant de petits miracles à l’intérieur d’un grand : le talent inouï de Delerm pour encapsuler en trois minutes des sensations et des émotions que l’on mettrait soi-même des années à réunir. Tout le Melville du Samouraï tient ainsi dans son époustouflant Et François de Roubaix dans le dos, toute l’Angleterre des années 80 dans son Martin Parr, toute la violence des renoncements à la frivolité de la jeunesse passe comme un souffle à travers son Shea Stadium. Comment fait-il pour frapper toujours aussi juste ? « J’aime vraiment la notion de fluidité liée à la chanson, donner l’idée que les choses sont écrites au fil de la plume. En réalité je suis assez laborieux. J’ai un cahier par chanson et je reviens parfois des dizaines de fois sur un texte, je prends de l’élan en repartant au début et souvent je cale devant le même obstacle. Du coup je n’ai jamais un texte d’avance, pas trop d’idées, je les exploite toutes à fond. » Une vague dominante « new yorkaise » distingue cette fois l’album des précédents, et il va sans dire que le New York de Delerm a plus à voir avec Woody Allen qu’avec Scorcese, lui qui ose une chanson presque gaie sur le 11 septembre (Allan et Louise) ou qui dépeint un drame intime sous l’apparente banalité d’une visite d’appartement (North avenue). On comprend mal dès lors pourquoi tout le monde ne lui dit pas I love you. (Inrocks)