Milk & Honey
"Le plus connu des musiciens folk sixties dont personne n'aie jamais entendu parler." Ainsi s'exprime très justement un journaliste dans un article dédié à la mémoire de Jackson C. Frank, mort en...
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le 17 oct. 2013
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Ça a presque commencé comme une blague. Avec un pote, de temps en temps une envie nous prend, qui nous amène à passer le plus clair de la nuit à nous faire une session d'écoute plus ou moins random, passant d'albums en albums en explorant une thématique plus ou moins vague, principalement dictée par l'intuition. La dernière fois on s'était envoyé une nuit blanche spéciale Eurodance, entre franches rigolades, agréables surprises et authentiques épiphanies. Cette fois-ci, c'est encore parti de pas grand chose. Plus tôt dans la soirée, je m'étais passé une énième fois l'incroyable easyMix du magicien electropop easyFun, morceau qui se construit autour de la chanson "Domino" de Jessie J pour la bidouiller et l'extrapoler en y intégrant tout plein de frasques détraquées et émouvantes. Et là je me suis dit :
Ben tiens, ce serait quand même rigolo d'aller écouter ce que l'amie Jessie a pu faire de son côté, finalement je connais mieux ce glorieux remix que n'importe quelle autre de ses chansons.
Ni une ni deux, mon poto étant du genre curieux et enthousiaste, il se laisse convaincre bien volontiers.
Bon, niveau CV immédiat, c'est pas du fou-fou à première vue : dans le grand public on la connait surtout pour son tube "Price Tag" qui a inondé les ondes en 2011, et quelques autres singles ici et là, mon préféré demeurant très largement "Domino". On décide de ne pas s'enfiler l'intégrale et de partir directement sur le dernier en date (du moins le pensions-nous), Sweet Talker, son album de 2014, en ayant dans l'idée d'y trouver son cru le plus mature et le plus accompli (et par là même, le plus éloigné de ses succès d'alors). Bilan très mitigé : environ un tiers de l'album est vraiment pas mal, mais le reste souffre soit de compositions trop faibles, soit de choix de production malavisés, et globalement d'un problème de rythme (trop de ballades qui plombent l'ensemble). Il semble à première vue que notre session du soir promette d'être avortée, la motivation nous quitte. Le plus frustrant c'est que, par moments, Jessie brille vraiment, et on se prend à rêver de ce qu'elle aurait pu devenir si elle avait travaillé avec les bonnes personnes et qu'elle était parvenue à rester suffisamment exigeante et droite dans ses bottes. Avant de partir, un dernier petit coup d'œil à sa discographie nous fera entrevoir la possibilité d'un rab : semble-t-il qu'elle a sorti un EP cette année. Ah non pas un, quatre EPs même ! Qui forment ensemble un album... bon, bah voyons voir à quoi ressemble la Jessie du moment, à ce stade on a plus rien à perdre. Si ce n'est quelques heures de sommeil, mais ça c'était dans le contrat.
R.O.S.E. que ça s'appelle, une lettre par EP. Dès les premières secondes, et je vous jure que je ne romance pas, on comprend immédiatement que quelque chose est en train de se passer. Une note de guitare qui se perd en écho, et tout de suite la voix de J qui surgit, tendre, blessée, fière, hantée, sexy, tout ça à la fois, qui souffle, descend dans des graves inédits qui donnent le vertige, avant d'aller s'offrir, vulnérable, à des aigus timides. Par deux fois un étrange synthé funk et son épaisse boîte à rythme auront fait mine de s'inviter, avant de se rétracter aussitôt. Voilà, rien que ça, même pas 1 minute 40, mais on sait déjà que ce n'est plus comme avant, et qu'on est non seulement facilement en face de la meilleure production de la dame, mais qu'on est pas loin non plus d'être dans ce qui se sera fait de mieux dans l'année en matière de R&B pop. Même pas deux minutes, mais déjà tant de retenue, de goût, de classe, d'émotion, et tout ça avec presque rien, beaucoup de silence entre la guitare et le chant, de l'espace à s'y perdre.
Les chansons s'enchaînent, avec elles les EPs, et après 16 chansons et un sans-faute (allez, je veux bien admettre qu'il y a un morceau en dessous du reste) Jessie nous laisse avec un "...and we're done!" d'une nonchalance scandaleuse, quasiment au milieu d'une vibe. Pfou.
Le temps d'accuser le choc, voici désormais venu celui de prendre un peu de recul et de réfléchir un peu. Que s'est-il passé ? Il faudrait partir de la première star du show : la voix. Est-ce que Jessie chante mieux qu'avant ? Peut-être, mais je ne pense pas que l'essentiel soit là. C'est que sa voix, on ne l'a jamais entendue de cette façon là. Jamais n'a-t-elle été ainsi mise en valeur ; il aura fallu attendre 2018 pour qu'on sache, ou plutôt qu'on ressente, que Jessie J a l'organe et le charisme d'une diva. Ici sa voix crève l'écran, parce qu'on lui confie un espace clairsemé, sans l'encombrer des grosses machines tonitruantes dont se parent certaines productions pop dans le mainstream. Avec le silence pour compagnon, elle semble prendre corps pour la première fois. Et là on se doit de parler de la deuxième star du show ; après la voix, le reste. Les instrumentations, les beats, la production. Une petite recherche suffira à dévoiler l'identité de celui qui a joué le rôle de catalyseur pour l'éclosion de la Reine, le tailleur qui lui a fabriqué le plus bel écrin. Son nom est DJ Camper, il s'occupe de tout derrière les manettes. Et ça ne serait pas pousser que de lui attribuer une part raisonnable du succès artistique de R.O.S.E. : il tricote des instrumentations remarquables de subtilité, avec un sens du groove minimaliste, une capacité à se mouvoir en toute liberté dans les atmosphères les plus éthérées, une méticulosité qui lui permet de souligner très simplement et sobrement les points saillants d'une mélodie pour la faire résonner de plus belle. Aux côtés de Camper, Jessie, le long de ses EPs aux titres univoques (Realisations, Obsessions, Sex, Empowerment) se sent renaître, elle qui a dû essuyer nombre de revers dans sa carrière comme dans sa vie (passant de la lumière à l'obscurité, atteinte d'une faiblesse cardiaque congénitale qui la contraint à la sobriété), pour en sortir triomphante, mais d'un triomphe tranquille, sans emphase (bon p'têt vite fait sur "Real Deal" tonitruant, mais elle le vaut bien), se célébrant avec simplicité - et nous invitant à nous célébrer nous-même dans le même temps -, se permettant d'être insolente avec classe, et à d'autres moments d'une classe insolente. Bref, elle fait ce qu'elle veut, et sans forcer plus que ça. Finalement, il lui suffit sur "Someone's Lady" d'un piano qui déroule paisiblement des arpèges lunaires pour faire vibrer l'espace alentour, de sa voix dont les plus infimes inflexions sont captées sans pudeur par l'avide microphone. Les plus aventureuses acrobaties paraissent naturelles. Et là, un petit moog prend le relais, prenant des airs de theremin pour flotter entre les notes et s'achever sur... des vibes. Des vibes de moog. Putain, chapeau bas Camper, y a bien que toi pour inventer un truc comme ça.
En fin de compte, on pourrait presque dire qu'on lui a fait le coup des Habits neufs de l'Empereur, car elle défile devant nous presque nue la plupart du temps. On pourrait, sauf qu'à la fin du conte l'Impératrice ne se tape pas la honte devant le peuple, au contraire tout le monde est saisi par sa grâce, et son règne peut entamer une nouvelle ère.
Rendez-vous à la prochaine nuit blanche !
Chronique provenant de XSilence
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes 2018 en musique après la cuite fortuite où j'ai pris la fuite devant un inuit et sa truite gratuite, Les meilleurs albums de 2018 et Ces albums dont je ferai un jour une critique dithyrambique pour perdre des abonnés en masse
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le 2 déc. 2018
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