Racine carrée
6.3
Racine carrée

Album de Stromae (2013)

Voilà, j'ai sauté le pas. Ou plutôt, j'ai cédé à la tentation, à la tendance, presque à l'envie. A une certaine forme de curiosité malsaine, d'attirance et de répulsion mêlées qui me faisaient mépriser un disque - mais pas l'artiste - pour quelques extraits (trop) entendus ici, ailleurs et surtout partout.

Il y a déjà quelques années, l'insupportable "Alors on danse" m'avait exaspéré. Impossible de sortir ou même de rester chez soi sans tomber fatidiquement sur ce beat morne et désabusé, ce verbe gras et mécanique. La chanson parvenait tout à la fois à réunir des éléments ordinairement appréciables et des tics impardonnables, un je-ne-sais-quoi d'irritant pour mes oreilles et mon humeur, d'immédiatement désagréable et désapprouvé. C'en était fait : "Stromae, je ne t'aime pas, enfin pas ce que tu fais, et ton personnage m'indiffère et m'agace prodigieusement."

Deuxième chapitre, 2013. "Papaoutai" débarque comme un tsunami et fait de moi sa victime privilégiée. Tout le monde (ou presque, amen !) s'emballe et s'enthousiasme. La déferlante reproduit le même cauchemar sonore et cynique que la fois d'avant, je perds tout espoir et m'enferme dans la rage et la mauvaise foi. Je n'aime pas, ne comprends pas et ne veux pas aimer, et vous, mes amis, ma famille, mes chers proches, je vous raille et vous méprise de porter cette chose informe et médiocre aux nues. Vraiment, rien n'y fait. Le refrain débilitant, la mélodie faussement entraînante, faussement estampillée world music, faussement électro, faussement tout, tout est faux, tout est fade, tout me paraît niais et calculé jusqu'à l'extrême : le sommet de la prétention qui tait son nom. Je regarde, hagard, la critique et les médias adouber le jeune belge dégingandé qui, enfin, semble percer pour de bon. Tant mieux pour lui, tant pis pour moi, et je le crie à qui mieux mieux, tant pis pour vous, pauvres hères.

Et puis (y a Frida, qui est belle comme un soleil, et qui m'aime pareil que moi j'aime Frida) vint le temps du crime. L'heure du loup et du blasphème. Le moment où des critiques en mal d'inspiration ne trouvèrent rien d'autre que de comparer ce pantin désarticulé à l'autre grand belge de la musique. Non, Stromae n'a rien du génie et de la grandeur de Jacques Brel. Oui, il nous fait bien sentir son admiration pour le monsieur. Non, cela n'a rien de subtil. Un "wannabe" en somme, qui emprunte au maestro des tics de phrasé et d'articulation, et qui emprunte à ce mot des syllabes pour se tailler un pseudo. Alors évidemment ça se répand comme une peste et tout le monde n'a plus que ça à la bouche : "Stromae c'est le nouveau Brel." Je meurs, deux fois.

Mais fi de déblatérations hostiles car aujourd'hui (Mathilde est revenue !) j'ai écouté ce disque qui me déplaisait tant d'avance. Cessons les railleries, le mépris bas de gamme, la mauvaise foi injustifiable, mettons nos testicules sur le comptoir et lançons-nous. Mais en faisant un peu autre chose quand même, faudrait pas voir à abuser hein.

Ellipse.

Force est de constater, après une écoute d'un trait et une réécoute de quelques morceaux qui m'avaient échappé lors d'une humide escapade sous la douche - salvatrice pour le bien être relatif de mes tympans - que mes craintes étaient, du moins en partie, fondées.

Le disque a ses moments forts. "Tous les mêmes", que j'avais déjà appréciée presque à contrecœur au cours des mois passés, au détour de performances scéniques étonnantes ou d'un clip élaboré. De loin la meilleure chanson du disque et à tout point de vue. Elle réussit là où toutes les autres se cassent les dents en fait, mais j'y reviens vite. Puis dans une moindre mesure, les sympathiques (et plus agressives) "Bâtard", "AVF" ou "Humain à l'eau", qui franchissent un pas dans la hargne musicale et verbale prodigieusement bénéfique au disque. Enfin, dans une infime mesure, l'inusable "Formidable", qui laisse poindre tout ce que je n'aime pas chez Stromae mais qui parvient sur le fil à rester du bon côté du goût.

Restent donc presque deux tiers qui, au mieux sont d'une banalité et d'une médiocrité soporifique (les surestimés "Cesaria Evora" ou "Quand c'est"), au pire d'une nullité abyssale et désolante, tel l'épouvantable "Papaoutai" et le presque pire "Sommeil", si bien nommé). Comment dire, comment expliquer ce qui ne va pas avec ces morceaux ? Ils résultent tous d'une démarche forcenée et systématique : la chanson-concept qui repose sur un jeu de mots ou un bon mot, qui bien souvent donne son titre au morceau et constitue le refrain. Sauf que la répétition limite aliénante de ce titre en épuise le sens ou la force initiale et nous laisse exsangue, un peu abruti. Elle éclipse les quelques bonnes surprises qui parsèment les couplets, parfois remarquables, et s'abîme dans sa propre réitération inutile et déplaisante. Ajoutez à cette démarche d'écriture qui se veut signature d'artiste la volonté omniprésente et plutôt audacieuse de marier contre toute attente chanson française auteuriste et un peu dépressive, beats électro à destination dancefloor et "world music". Sauf que le bonhomme n'a rien d'une Cesaria Evora ou d'une Yma Sumac, que sa vision de la musique du monde est une aporie totale et que son électro populo-désabusée provoque plus le marasme que l'envie de danser chez moi. L'idée est peut-être intéressante sur le papier mais le résultat se solde presque toujours par un échec - excepté des quelques titres que j'évoquais plus tôt, où le dosage est équilibré, et où humour ou colère viennent apporter ce qui manque le plus dans cette cuisine musicale à base de "moules frites" (franchement, ce titre est une blague et le premier qui me ressort le coup de Jacques Brel je l'étouffe avec une fricadelle) : de la vie bordel.

Parce qu'il faut quand même le dire une bonne fois pour toutes que tout ceci respire la mécanique trop bien huilée, que le bonhomme à force de jouer les pantins de cire sur scène en a contaminé sa musique qui devient un automatisme de robot, un flow haché et saccadé qui n'a plus rien de palpitant et ne se réveille de ce "sommeil" de plomb qu'en de trop rares instants. L'intention y est et c'est tout à son honneur, mais quelle carence d'intensité. De ce point de vue, l'hommage à la musique cap-verdienne que je vois acclamé de partout est une amère déception. Avec ces loops vocales et son instrumentation synthétique et répétitive, le titre passe à coté de son ambition initiale et rate toute forme d'émotion dans son évocation de l'immense chanteuse. Pas la moindre "saudade" ici, mais paie ton monologue centré sur le propre nombril de l'artiste, car au final tout ce qu'on en retient c'est ce que lui pense et aime de Cesaria Evoria, et franchement, vu le résultat, je m'en tamponne le coquillard avec une babouche. J'ai presque hâte d'entendre ce que serait son hommage explicite à Brel à ce compte. Presque. Même triste constat pour "Quand c'est", où l'intention est plus que jamais présente et le résultat désolant, malgré des premières lignes plutôt bien senties.

Ce qui nous amène à la dissection en bonne et due forme du plus grand de tous les défauts de Stromae : son songwriting monocorde et totalement dénué de tension. L'enjeu de chaque chanson est donné dès le titre, et donc dès le refrain. Ainsi, les couplets sont juste ornementaux, des protubérances latérales si l'on veut qui ne font progresser aucune espèce de dramaturgie puisque tout est joué d'avance. A titre de comparaison, Brel ou Barbara cultivaient dans leurs textes une ambiguïté qui n'était levée que dans les ultimes secondes et les dernières paroles, voire pas levée du tout. Ici, le verbe est parfois virtuose, mais toujours vain. Gageons que cela viendra avec le temps.

Car malgré tout, si le disque me laisse de marbre dans sa globalité, j'ai de l'estime pour la singularité d'artiste du bonhomme, qui a quelque chose de touchant et de sincère malgré toute la prétention que me fait ressentir sa musique. Un conseil pour l'avenir, si tu sors un album toujours sur les mêmes recettes, appelle-le directement "Rengaines", au moins on sera prévenus.

PS : c'est tragique aussi, que "Humain à l'eau", que j'aime assez, soit un plagiat éhonté de MIA. Mais au moins le mec a du goût, quand il veut.
Krokodebil
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le 7 avr. 2014

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