La rage, la brutalité de l'électricité, la furie des sentiments basiques, faut-il approcher la cinquantaine et être revenu de tout comme Neil pour les exprimer ainsi ? Sans doute, puisque peu importe à la fin que les compositions n'aient plus la brillance d'antan, quand notre crâne résonne des foudres barbares de cette guitare vraiment hantée. (1990)
"Ragged Glory" faisait suite au retour inattendu du Loner sur le devant de la scène avec la paire "Eldorado" et "Freedom", après la majeure partie d'une décennie "perdue" (ou tout au moins d'errances pour le moins déstabilisantes...) : Crazy Horse, le vrai, qui avait déjà pointé maladroitement son museau sur l'inégal "Life" (un album sous-estimé qui permettait à Neil d'expérimenter sans aucune retenue ni élégance son retour à l'électricité brutale...), était de retour. A sa sortie, cet album fit l'effet d'une bombe, et positionna instantanément Neil Young comme le "père du grunge", une étiquette qui allait lui rester collée pendant quelque temps avant que, comme toujours, il ne s'en lasse et passe à autre chose.
Car "Ragged Glory" est un disque de guitare électrique distordue, composé de dix chansons jouées avec un mélange de radicalisme et de négligence bon enfant (oui, oui, et pourtant, le qualificatif de "bon enfant" est très difficile à accorder avec la personnalité autoritaire et difficile de Neil !). Car Crazy Horse n'a jamais sonné aussi bien qu'ici, et ce fameux trio si "limité techniquement" (que Dylan avait un jour conseillé à Neil de larguer le plus vite possible !) atteint une indéniable grandeur dans l'exécution têtue de chansons débraillées, dégingandées, frisant l'informe et pourtant toujours fantastiquement directes. Providentes. Car Neil Young se laisse aller ici comme rarement à ces longs délires solos qui sont tout sauf de la virtuosité et mais deviennent l'expression la plus primitive de sentiments... basiques, essentiels. S'il y a une gloire qui est en lambeaux ici, ce n'est que celle, factice, du succès, de la célébrité et de l'argent : Neil, revenu de tout, désormais sans illusions, se concentre sur l'essentiel : l'Amour (les deux plus beaux titres de l'album, qui durent chacun dix minutes, s'intitulent "Love to Burn" et "Love and Only Love"), et in extremis, mais en avance sur son temps, l'écologie ("Mother Earth", magnifique conclusion sonique et suspendue, reste néanmoins un titre qui ne s'intègre que difficilement dans l'album, comme un Post-Scriptum, une "after thought"...).
"Ragged Glory* fut donc important, il marqua l'entrée définitive de Neil Young dans l'Olympe du Rock, parmi les Dieux, ou plutôt parmi les "Grands Anciens". "Ragged Glory" n'est pourtant pas l'un des grands albums de Neil Young, il n'entre probablement pas, si l'on est honnête, dans le Top 10 de sa discographie pléthorique. Car "Ragged Glory" est un disque modeste, ce qui le place tout près de notre cœur, mais dans lequel la part de transpiration surpasse, et de loin, la part d'inspiration. Aucun vrai "classique" ne l'illumine, et il comporte son lot de chansons très "standard", le genre que Neil est capable de pondre quotidiennement sans aucun effort : des "Country Home", des"White Line" ou des "Days That Used To Be" dont il ne resterait pas grand-chose une fois retranchée la magie de l'électricité. Et pour la "légère" intensité d'un "Fuckin' Up" et la rudesse amusante d'un "Farmer John", il nous faut subir quand même pas mal de passages assez routiniers, où l'on a un peu de mal à déceler une vraie flamme.
Mais, bien sûr, tout cela n'est pas bien grave : il suffisait de monter le volume, ou mieux encore, d'aller se coller à la sono lors d'un concert de la tournée qui suivit, pour que ces préoccupations disparaissent, et que les déflagrations électriques nous nettoient la tête.
[Critique écrite en 2020]