Remain in Light
7.8
Remain in Light

Album de Talking Heads (1980)

"Remain In Light" ou le triomphe de l'art rock


Fear Of Selling Out



Si il existait bien une peur parmi les musiciens les plus punks de la planète peu avant les années 1980, c'était celle de "se vendre" (to sell out en anglais), c'est-à-dire renoncer a sa propre essence pour devenir un produit bankable qui pourrait les couvrir d'or. La plupart des musiciens de rock au tournant des années 1970 avaient déjà amorcé ce changement, que ce soit The Who, Pink Floyd ou même Peter Gabriel qui sous couvert d'exploration world arrivait quand même à faire des albums pop qui se vendaient comme des petits pains. Cette grande peur du "sell out" passait complètement au dessus de la tête de certains musiciens provenant plus ou moins du punk.


Un groupe comme Talking Heads par exemple.
Fondé vers 1974 par David Byrne et Chris Frantz, Talking Heads naît et se fait connaître dans le New York du milieu des années 1970 via l'explosion de groupes tels que The Ramones, Patti Smith Group ou Television. Byrne et Frantz font appel à la copine du dernier, Tina Weymouth, à la basse, puis peu après à l'ex Modern Lovers Jerry Harrison pour ses claviers et sa guitare lead. Sous forme de quatuor, ils proposent une musique nerveuse, à la fois proche de la pop 60's, de la soul motown et du punk-rock intello. Les textes de Byrne, chantés d'une voix blanche, déclament une impatience fatiguée concernant les sujets de tous les jours, et principalement les relations amoureuses. Entre 1977 et 1979, le quatuor sort coup sur coup trois albums mémorables : '77; More Songs About Buildings And Food et Fear Of Music. Les deux derniers disques sont produits par le "magicien" du son Brian Eno qui donne a Talking Heads un son à la fois plus étoffé et plus cosmique, particulièrement sur Fear Of Music, que beaucoup, dont Lester Bangs (célèbre critique rock américain), considèrent alors comme leur meilleur album.


Finalement, les Talking Heads sont assez rapidement vus comme l'antithèse complète du punk new-yorkais. Là où la plupart des musiciens de ces groupes semblent adopter une image de durs (cf The Ramones) ou d'intellos poètes à la Rimbaud (cf Tom Verlaine et Patti Smith), David Byrne semble se moquer de tout ce cirque en imposant une image de type mal assuré, certes bien habillé mais toujours le cul entre deux chaises. Ce côté "plastique" et artificiel laisse pantois le public, mais également une partie du groupe : Chris et Tina ont parfois bien du mal à supporter les excentricités de leur chanteur, ce qui conduira bien vite à créer des tensions au sein du quatuor. Byrne n'était d'ailleurs pas un grand communicant, c'est par voie de presse qu'Harrison, Frantz et Weymouth vont découvrir à l'issue de la tournée "Fear Of Music" que Byrne quitte le groupe pour travailler son projet solo.


En effet, à l'hiver 1979/1980, Byrne s'accompagne de Brian Eno pour composer un disque influencé par la musique africiaine et dont les paroles ne seraient composées que de samples, c'est-à-dire des échantillons d'émissions de télévision, de radio et autres enregistrements divers et variés. Ce disque, révolutionnaire, s'intitule My Life In The Bush Of Ghosts et permet finalement à Byrne et Eno de maîtriser une technique nouvelle : celle d'utiliser le studio d'enregistrement comme un instrument à part entière. En superposant couches d'instrumentations, samples et bruitages via la table de mixage, il est tout à fait possible pour les deux musiciens de partir parfois d'un simple rythme tapé sur un bout de carton pour construire ensuite un morceau entier. Même si le concept même d'un tel album ou d'une telle technique de production est fortement inspirée du groupe allemand Can (avec l'album Saw Delight et surtout Movies, disque solo du bassiste Holger Czukay), c'est la première fois qu'un tel concept est poussé à ses limites. Malheureusement pour Eno et Byrne, le projet "Bush Of Ghosts" tombe momentanément à l'eau suite à des problèmes de copyrights sur certains samples et la sortie de ce disque est repoussée...



Compass Point Blues



Au printemps 1980, à New York, les trois autres musiciens de Talking Heads s'ennuient. Ils commencent alors à se lancer dans d'interminables jam sessions dans le spacieux loft de Chris et Tina, section rythmique du groupe et jeune couple marié depuis 1978. Sachant que Byrne et Eno sont également en ville à cette période, Tina passe un coup de fil à Byrne histoire de lui proposer de travailler ensemble à nouveau. Ce dernier refuse catégoriquement. Weymouth pense alors à Brian Eno et l'appelle à son tour. Etrangement, même si ce dernier rappelle qu'il n'a pas de talents particuliers pour jouer de la musique, il est néanmoins intrigué et accepte l'invitation. Une fois Eno mis dans la poche, Tina rappelle David qui, sentant le vent tourner, rapplique finalement. Cette petite histoire, souvent racontée dans la presse musicale et rapportée avec tous ses détails croustillants dans l'autobiographie de Chris Frantz, Remain In Love, donne finalement le point de départ véritable de ce que deviendra un quatrième album pour le moins légendaire signé Talking Heads.


Les cinq musiciens (on y compte désormais Eno) partent donc toujours d'influences world pour réfléchir leurs nouveaux morceaux, et principalement du musicien nigérien Fela Kuti et son album Afrodisiac. Arrivés à l'été 1980, le groupe a suffisamment d'idées en stock pour partir aux studios Compass Point de Nassau dans les Bahamas et finalement enregistrer un nouveau disque. Dés le départ, il est convenu que ces morceaux co-créditeraient à part égale les cinq musiciens sans faire d'exceptions.


Une fois sur place, l'ingénieur du son Rhett Davies, habitué des sessions de Brian Eno, se lasse rapidement de la tyrannie d'Eno sur son travail et préfère claquer la porte. Il est dans un premier temps remplacé par l'ingé son résident du studio, à savoir un très jeune Steven Stanley (qui travaillera toujours avec Talking Heads par la suite, mais également Tom Tom Club, Grace Jones ou encore The B-52's) puis finalement Dave Jerden, qui apportera des effets de reverb et d'échos tout neufs permettant une diversité dans le son et la production qui plaira fortement aux musiciens. Malheureusement, si Eno est tyrannique concernant le rythme des sessions d'enregistrements, il se ligue avec Byrne afin de se plaindre du travail de Tina sur les basses, essayant malicieusement de les réenregistrer lors des moments d'absence de cette dernière. Stanley et Jerden, conscient de ce fait, iront tous deux prévenir Frantz et Weymouth sur cette petite trahison, laissant Weymouth tout le loisir de réenregistrer ses parties de basses.


Assez rapidement, les musiciens arrivent à fignoler huit morceaux suffisamment construits pour passer à l'étape suivante de la production : l'écriture des textes ainsi que l'enregistrement des voix et d'autres overdubs. Déménageant au mois d'août aux studios Sigma Sound de New York, Brian Eno et les trois autres Talking Heads assistèrent à la plus grosse crise de page blanche de Byrne. C'est cette incapacité à écrire de sa manière habituelle qui poussa le chanteur à se rappeler les sessions de My Life In The Bush Of Ghosts et tenter de créer ses propres samples vocaux à partir d'onomatopées qu'il remplacera plus tard par des mots, trouvés au hasard ou non, créant parfois du sens là ou il n'y en a pas. De son côté, Eno fait appel à la chanteuse soul Nona Hendryx afin d'enregistrer des chœurs, tandis qu'il fait appel au célèbre guitariste de session Adrian Belew (qui avait déjà travaillé avec Frank Zappa et David Bowie) pour qu'il puisse apposer des solis de guitares traités aux synthétiseur. Il invite également le chanteur Robert Palmer à poser quelques parties de percussions et son ami le trompettiste Jon Hassell. Les sessions se terminent ce même mois d'août 1980, et l'album est quasiment terminé.


De leur côté, ostracisés volontairement du studio par Byrne et Eno pendant les sessions de mixage, Chris et Tina s'occupent donc de créer la pochette du disque, qui doit représenter à la base un escadron de chasseurs américains pour interpréter le titre du disque, Melody Attack. Etant donné que la musique est davantage inspirée par les rythmes que par les mélodies, mais également par une certaine fascination pour l'Afrique, le titre est modifié en Remain In Light et la pochette doit à présent symboliser à la fois un changement et/ou une perte d'identité des musiciens. Chris et Tina se rendent alors au MIT pour modifier digitalement des photos de leurs visages, puis font appel à Tibor Kahlman, étudiant en graphisme, pour créer la célèbre typologie "reverse" visible sur la pochette. A la fin, c'est Kahlman qui s'attribuera à lui seul le mérite de l'intégralité de la pochette, minimisant le travail du couple Chris & Tina, visiblement de plus en plus décontenancés face à une telle envie de s'accaparer leurs travaux.


Remain In Light sort finalement le 8 octobre 1980 et fait rapidement partie des albums cités par la presse comme l'un des "disques de l'année". Le disque devient 19ème dans les charts américains et 21ème au Royaume Uni. C'est au Canada qu'il se vends le mieux puisqu'il y est classé 6ème des charts. A la grande surprise de Chris, Tina et Jerry, et alors qu'ils s'étaient mis d'accord pour partager équitablement les crédits concernant le disque, ils se rendent vite compte qu'Eno et Byrne se sont taillés la part du lion concernant tous ces crédits, ne citant Harrison que pour deux morceaux et oubliant totalement les deux autres. Alors que le groupe fait remonter leur vindicte à Byrne et Eno, ils réagissent de manière bien étrange : Byrne fait semblant d'avoir oublié de modifier les crédits sur la pochette, Eno se montre scandalisé et claque la porte. Quelle bien triste fin de production pour un disque aussi majeur que Remain In Light.



More Songs About Time, Space And Identity



Sur Remain In Light, les Talking Heads pressent huit morceaux, qui font d'ailleurs partie pour certains d'entre eux de leurs plus grands tubes. L'album débute à pleine balle sur "Born Under Punches", un titre évoquant les scandales politiques du Watergate à travers le mouvement de mains d'homme politiques. Typiquement "Byrnesque", le thème de ce morceau est transcendé par une instrumentation assez dingue reposant sur une polyrythmie assez marquée, que ce soit par l'usage des percussions ou du duo de lignes de basses qui s'entrecroisent perpétuellement, l'une jouée au doigt et l'autre slappée. Il faut d'ailleurs également noter le génie d'Adrian Belew sur les soli de guitares, traitées avec moults effets synthétiques mais également du delay et de l'écho, permettant de créer des sons complètement innovants pour l'époque.


"Born Under Punches" est le premier contact de l'auditeur avec l'univers foisonnant de ce disque : on est rapidement happé dans ce tourbillon de synthétiseurs et de guitares traitées qui donnent à la production de Brian Eno toute sa grandeur. La manière dont Byrne dicte ses mots rentre d'ailleurs complètement dans cette même logique de polyrythmie puisque les mots sont hachés et prononcés accompagnés d'onomatopées. Cette manière d'énoncer le texte est inspirée non seulement des discours politiques mais également des sermons de religieux, qui fascinent Byrne et Eno depuis un petit moment.


Dés "Born Under Punches", on remarque qu'une certaine thématique générale apparaît : les luttes de pouvoir afin de réussir à se détacher de la société corrompue par la politique et le capitalisme puis démarquer sa propre identité. Le refrain de ce premier titre est d'ailleurs assez révélateur :



All I want is to breathe (I'm too thin)
Won't you breathe with me?
Find a little space so we move in-between (In-between it)
And keep one step ahead of yourself



Le deuxième titre, "Crosseyed & Painless", garde totalement cette même esthétique, mais en la poussant plus loin non seulement dans la musique (le tempo s'accélère, l'ensemble devient plus funky) mais également dans les textes (le narrateur constate que les "faits" ne l'aideront pas à retrouver sa "forme"). Fait notable, c'est Chris, grand amateur de Kurtis Blow, qui inspire à Byrne de se mettre à "rapper" le couplet final, faisant de "Crosseyed & Painless" l'un des tous premiers morceaux de "rap blanc" aux côtés du "Rapture" de Blondie et du "Magnificient Seven" du Clash. L'instrumentation est certainement un poil moins complexe que "Born Under Punches", certainement parce qu'il y a davantage besoin de clarté et d'espace pour rendre un morceau funky. Ce sont les "pauses" dans les mesures qui définissent finalement le funk, et là ou le rock met la ligne de basse en avant pour conduire un morceau d'un point A vers un point B, la basse funk va davantage briser ces codes en imposant des espaces, créant derechef un groove. La ligne de basse que Weymouth joue dans "Crosseyed & Painless" en est le parfait exemple : un A puis deux B joués à la suite dans la première mesure, puis la même chose suivie aussitôt d'un D et d'un E sur la troisième mesure. C'est simple, concis, et pourtant ça groove suffisamment pour créer le funk. Qui plus est, l'instrumentation compte également plusieurs pistes de guitares et de synthés superposés, en particulier un riff joué au Clavinet qui rends l'ensemble d'autant plus irrésistible.


La Face A se termine en apothéose avec le morceau le plus rythmé et le plus frénétique du disque, "The Great Curve". A l'image des deux morceaux précédents, l'influence du funk et de Fela Kuti se fait particulièrement ressentir sur ce titre. C'est d'autant plus vrai lorsqu'on sait que le titre de travail de cette piste se nommait "Fela's Riff". "The Great Curve" est un morceau de prog-funk (si un tel terme existe) hypnotique construit autour d'une rythmique plutôt simple et une ligne de basse puissante et relativement simple aussi (quasiment jouée sur une seule octave). Ce qui fait tout le sel du morceau, c'est la manière dont le groupe occupe l'espace sonore avec les guitares, les synthétiseurs et surtout les voix. La thématique du morceau abordant le divin, il est presque normal de retrouver un ensemble de chœurs évoquant le gospel construit de telle manière à créer un groove à lui tout seul. C'est assez facile à repérer à l'oreille si l'on écoute le morceau au casque, mais à plusieurs moments du morceau, il y a jusqu'à quatre phrases prononcées en même temps par des chanteurs différents réparties à des mesures différentes et dans tout le panorama sonique. Cet ensemble sonore crée un sentiment d'épiphanie puissant chez l'auditeur, qui est d'autant plus enclin à danser et partir en transe. Les solis de Belew sont peut-être encore plus fous ici que sur "Born Under Punches" et contribuent quasiment à eux seuls à faire de "The Great Curve" le meilleur moment du disque, une sorte de climax qui dés lors verra le groupe se résoudre à descendre dans les méandres de l'esprit humain.


La Face B débute avec l'un des titres les plus connus de Talking Heads, à savoir "Once In A Lifetime". Signant le retour de la thématique de l'identité, Byrne se met dans la peau d'un homme n'arrivant plus à reconnaître son environnement direct, tout en reconnaissant le passage du temps. Construit simplement en studio par deux phrases musicales se liant naturellement, "Weird Guitar Riff Song" (titre de travail) n'était à la base pas un morceau qui plaisait tant que ça a Brian Eno. Byrne de son côté, imagine rapidement un texte déclamé à la manière d'un prêcheur évangéliste, dicté avec plein de hargne et de fougue. A propos de cette inspiration, Byrne déclare à la station de radio NPR ceci :



["Once In A Lifetime"], c'est complètement récupéré d'évangélistes que j'entendais à la radio. Du coup, j'improvisais des onomatopées se calant sur le rythme en partant du principe que je faisais un sermon, ou dans un même style d'hyperventilation, en tout cas. Ensuite, je retournais sur mes improvisations que je distillais en partant du rythme, et j'élaborais mon texte à partir de là.



Cette manière étrange de "parler/chanter" permet à "Once In A Lifetime" de se démarquer complètement des chansons pop de cette époque. L'instrumentation reste elle aussi assez inhabituelle : sur une boucle de synthétiseur qui évoque l'eau, une rythmique assez simple est soutenue par une ligne de basse assez étrange (E/A/A puis A/F#/F#). Cet ensemble évoque là encore une certaine illumination religieuse, en particulier lorsque les chœurs et la guitare saturée prennent le dessus à la toute fin du morceau.


"Houses In Motion" suit directement à "Once In A Lifetime". La thématique explore cette fois la vie d'une personne qui n'arrive vraisemblablement pas à faire des choix dans sa vie, quitte à s'enterrer littéralement soi-même dans le sol. Certaines analyses évoquent là une métaphore du capitalisme écrasant la personnalité humaine : si la "maison" est directement tributaire de l'identité d'une personne, comment retrouver son identité quand il est impossible de trouver une maison, justement ? Il s'agit là visiblement de tout le propos du texte :



I'm walking a line, I'm visiting houses in motion
I'm walking a line, just barely enough to be living
Two different houses surround you, 'round you
I'm walking a line, divide and dissolve



Côte instrumentation, "Houses In Motion" retrouve une grande partie des caractéristiques de "Born Under Punches" : tempo réduit, ligne de basse hypnotique, production psychédélique et vaguement planante. L'une des différences notables réside ici qu'au lieu d'avoir un solo de guitare signé Belew, on retrouve les trop rares trompettes de Jon Hassell, ici traitées de manière à évoquer des paysages extra-terrestres. L'ambiance surréaliste du morceau, très réussie, va justement servir de transition vers les trois derniers morceaux du disque qui vont dés lors garder cette même empreinte.


"Seen And Not Seen" peut certainement résumer Remain In Light a lui seul. Byrne déclame en parlant une sorte de poème faisant la description d'une personne incertaine de sa propre apparence et de sa propre identité. Il s'agit là certainement de commenter l'obsession très américaine de sa propre image, une thématique de société qui a toujours intéressé Talking Heads mais qui dépasse ici une sorte de point de non retour. L'instrumentation ici est très posée et garde le même canevas de base que les morceaux précédents : tapis rythmique basique enveloppé d'effets de productions surréalistes. C'est sur "Seen And Not Seen" qu'on entends certainement le mieux les boucles de guitares enregistrées à l'envers et repassées à l'endroits à des moments clés, le tout enjolivé par une tonne d'effets de reverb. C'est typiquement ce genre de petits détails sonores qui font toute la force de cet album.


"Listening Wind" ralentit le tempo une fois de plus, et s'arrête cette fois sur une contemplation de la mainmise américaine sur certains pays du Tiers-monde. Byrne narre la vie quotidienne de "Mojique", un personnage qui voit son village envahi par les américains et sa culture réprimée au profit d'une autre. Mojique est en fait un terroriste, et Byrne observe comment le "vent" lui dicte ses actions. Un tel thème est plutôt intéressant : il est très rare de voir des occidentaux se mettre dans la peau de peuples opprimés allant jusqu'au terrorisme pour revendiquer leur liberté. Il est clair que dans la société post 9/11 il aurait été tout à fait impossible d'écrire et sortir une telle chanson. Cependant, Byrne semble prendre la chose de manière très poétique afin de faire comprendre à ses comparses que l'Amérique en tant que telle n'est pas toujours en odeur de sainteté dans le reste du monde. A propos de "Listening Wind", il dit :



J'ignore si je pourrais m'en tirer si je jouais cette chanson live aujourd'hui ! Je comprends pourquoi l'Amérique n'est pas toujours aimée de tous. Cela fait des années que c'est évident pour moi, mais ça n'est pas le cas pour un tas d'autres américains. Leur réaction immédiate serait "Ils nous adorent, ils sont jaloux. On a qu'a leur filer un McDonald.



"Listening Wind" est certainement l'un des morceaux les plus "doux" de l'album en terme de musique. Les percussions africaines et les drones de guitares et de synthés "made in Eno" permettent à l'auditeur de s'envoler facilement pour la contrée de Mojique, pleine de paysages exotiques.


Enfin, l'album se conclut avec "The Overload". Si le titre laisse présager un morceau lourd et bruyant, il n'en est rien. Ce titre, selon la légende, aurait été inspiré à Jerry Harrison en tentant d'imiter le son de Joy Division sans jamais l'avoir écouté mais seulement en l'imaginant à partir des critiques qu'il avait pu en lire. Le texte de Byrne ne semble là encore pas avoir particulièrement de sens, sinon d'évoquer à quel point un simple regard peut "surcharger" (littéralement to overload) une autre personne. C'est certainement avec ce titre que Talking Heads s'est le plus rapproché de la cold wave : ici, point de groove funky, ce sont les drones de Brian Eno qui mènent le morceau de bout en bout dans une avalanche d'effets d'échos et de reverb noyant littéralement l'auditeur. Les synthétiseurs évoquent d'ailleurs bien davantage les bruitages du "Welcome To The Machine" de Pink Floyd, quoique le "I Remember Nothing" de Joy Division n'est pas très loin non plus.



"We're not like we used to be anymore"



Alors que Talking Heads est encore en studio en juillet 1980, coup de théâtre : leur manager Gary Kurfist les a bookés au festival Heatwave, se tenant le 23 août de la même année à Toronto au Canada. Brian Eno avertit aussitôt le groupe : il leur sera quasiment impossible de rendre compte de la complexité des arrangements des nouveaux morceaux en live si ils décident de ne rester qu'un quatuor. C'est alors que Jerry Harrison est chargé par les trois autres membres de recruter des musiciens additionnels pour rejoindre le cœur du groupe et étendre le line-up pour les performances lives. Ayant produit un petit EP de soul pour un groupe new yorkais nommé The Escalators, Harrison en débauche le bassiste, un dénommé Busta "Cherry" Jones. Il tente de convaincre Nona Hendryx, qui a déjà donné de la voix sur les sessions d'enregistrements de les rejoindre, mais cette dernière refuse. Au contraire, Adrian Belew se voit enchanté de rejoindre les Talking Heads pour apporter sa maitrise de la guitare. Finalement, c'est Busta Jones qui va mettre en relation Harrison avec les trois derniers membres du line-up étendu : Dolette McDonald pour les chœurs, Steve Scales pour les percussions et surtout Bernie Worell pour les synthétiseurs, ce dernier étant principalement connu pour son rôle dans les groupes Parliament et Funkadelic.


Rapidement, le groupe, désormais étendu à un line-up 9 pièces, prends ses marques. Talking Heads se rends donc au festival Heatwave et présente plusieurs de ses nouveaux morceaux à un public à la fois extatique et méfiant. Cette abondance de funk dans la musique du groupe est encore nouvelle, et à l'été 1980, nous sommes en plein boom du vrai/faux mouvement "Disco Sucks" qui voit une partie du public rock blanc rejeter tout ce qui sonne comme du disco. Fort heureusement, Talking Heads confirme le succès de ce nouveau show lors de leur deuxième concert dans cette configuration, au Wollman Rink de Central Park à New York.


David Byrne s'exprimera alors de cette manière pour présenter le groupe, juste avant de se lancer dans une interprétation incroyable de "I Zimbra" :



Nous ne sommes plus les mêmes qu'avant.



Si ces deux concerts n'étaient censés être que des one-shots, Warner Bros autorise le groupe a partir en tournée quasi-mondiale dans cette configuration. Alors que l'album sort le 8 octobre 1980, Talking Heads sillonne les Etats-Unis, puis l'Europe (avec trois concerts à Paris et un à Lyon) avant de partir au Japon au tout début de l'année 1981. De nos jours, le "Remain In Light Tour" reste l'une des tournées les mieux aimées des fans de new wave et de rock en général. La présence d'Adrian Belew au line-up en est l'une des principales raisons. La composition live de Talking Heads ne changera d'ailleurs désormais plus vraiment, gardant toujours quatre ou cinq musiciens de plus que le cœur Byrne/Frantz/Harrison/Weymouth dans les tournées suivantes. David Byrne, pour une fois peu avare en mots, s'exprime ainsi à propos des "Extended Heads" :



L'ambiance sur scène était beaucoup plus extatique, approchant même la transe. C'est le genre d'ambiance qui vous commandait de vous donner tout entier au groove. J'en avais besoin personnellement, c'était libérateur. Je n'allais pas voir de psy, mais la musique était mon psy. Le fait d'avoir un aussi grand groupe me libérait physiquement, mentalement mais aussi psychologiquement.



De nos jours, il est encore très facile de trouver des bootlegs de concerts provenant de cette tournée, voir même d'images puisqu'il existe au moins trois sources officielles : le concert du Capitol Theatre de Passaic, le passage du groupe au festival Rock Pop de Dortmund et bien sûr la célèbre captation de Talking Heads à Rome.



Remain In Minds



Si Remain In Light est si souvent considéré comme le meilleur disque du groupe et plus simplement comme l'un des meilleurs disques au monde, c'est peut-être simplement parce qu'il a réussi à condenser le génie créatif du groupe dans seulement huit plages musicales. Ce qui saute aux yeux, ou plutôt, aux oreilles avec ce disque, c'est d'abord la parfaite harmonie sonore et musicale, s'incarnant aussi bien dans les textes, les thèmes que l'instrumentation. Remain In Light aborde la perte de repères dans un monde en constant changement, dominé par une société de consommation capitaliste qui écrase l'identité pour le profit. Cette thématique reste toujours autant parlante quarante ans après la sortie du disque, ce qui peut déjà expliquer pourquoi il est toujours aussi pertinent de l'écouter de nos jours.


Remain In Light est d'ailleurs à ce titre souvent considéré comme un album de "prog rock". Il partage avec cette classification un certain amour de l'expérimentation, de langoureuses plages musicales surréalistes et un thème conceptuel qui relie tous les morceaux les uns aux autres. Pourtant, ce n'est pas totalement un album de rock, puisqu'il arrive a fusionner ce genre avec tellement d'autres (le funk, la soul, le gospel, l'afrobeat, la musique électronique, etc...) et avec tellement de brio que le disque pourrait presque exister en dehors de ces conventions. Comment classer un titre tel que "The Great Curve" ? Est-ce de l'afrobeat ? Il y a en effet clairement une inspiration de Fela Kuti, mais que faire alors des chœurs plutôt gospel et des solis de Belew, à la fois pur produits du rock et de la musique électro ? Même question pour "Once In A Lifetime" ? Comment un titre aussi étrange, composé à des lieues de la tradition "pop" a quand même réussi à percer les oreilles d'un public aussi difficile que les américains ? Certes, en effet, ce titre avait la chance d'avoir un vidéoclip assez en avance sur son temps, mais quand bien même... C'est exactement là dessus qu'il faut relever le génie d'un tel disque, ce qui peut donc en partie expliquer une telle postérité.


Ensuite, on l'a souvent vu à partir des années 2010, il est souvent reproché a Talking Heads et Brian Eno d'avoir fait de l'appropriation culturelle avec un tel disque. C'est une critique étonnante, parce que certes, en effet, le disque est inspiré par la musique africaine. Mais n'est-ce pas également une vérité pour l'ensemble de la musique rock ? Alors oui, on ne peut clairement pas dire que Remain In Light est un album d'afrobeat. D'abord parce qu'il aborde des thématiques chères à l'Amérique et à l'occident en général, mais également parce que, on l'a vu, il est impossible de genrer correctement ce disque. On sait également qu'Eno et Byrne, au moment de la conception du disque, étaient fascinés par des écrits tels que * African Rhythm And African Sensibility*, ouvrage signé par John Chernoff (que Byrne invitera plus tard dans les sessions de The Catherine Wheel, son premier album solo) qui explorent la naissance de la musique funk, entre-autres. Cela étant dit, on sait aussi que Chris, Jerry et Tina sont les principaux instigateurs des compositions, et que par extension, Byrne et Eno en rajoutaient exprès afin de créer le buzz auprès de la presse intellectuelle. Pour clore ce sujet, il est d'ailleurs très intéressant de voir comment Angélique Kidjo, musicienne et chanteuse originaire du Bénin, s'est réapproprié Remain In Light en le réenregistrant avec ses musiciens pour en faire "son" album, permettant pour le coup de trancher le "nœud gordien" et de faire de ce disque un pur album d'afrobeat. En analysant le disque et son contenu, elle reconnaît une certaine légitimité et un respect. Elle le dit ainsi :



David Byrne écoute énormément de musique, poursuit-elle. Il connaît très bien la complexité du continent africain. Il sait que d’un village à l’autre, tout est différent ! Ce que les Talking Heads ont retenu, c’est que les rythmes africains ne sont pas de la confiture, comme les gens le pensent souvent. C’est un langage, il y a des clés là-dedans, et cela crée une sorte de transe. Le rythme vous hypnotise et vous amène ailleurs, ce qui permet de se laisser aller. Eux, ils n’ont pas voulu aller vers l’oubli. Ils ont voulu prendre la transe pour exprimer leur anxiété par rapport à la situation politique de leur pays.



Enfin, et ce sera le dernier point de cette analyse, si Remain In Light reste autant plébiscité aujourd'hui, c'est certainement parce que c'est également un album enregistré d'une manière bien unique, avec quatre musiciens (cinq, oui, si on compte Eno) au top de leur talent, qui étaient encore (relativement) capables de s'entendre et d'utiliser le studio d'enregistrement comme un instrument à part entière. Malgré le côté expérimental inhérent aux influences diverses qui parcourent l'album, Remain In Light reste également accessible avec une excellente durée de vie. Chaque écoute devient une sorte de première écoute tellement les détails sonores foisonnent. Pire encore, avec les versions remastérisées publiées depuis, il est possible de redécouvrir complètement l'album, avec des titres remixés et légèrement remaniés que seul un spécialiste sera capable de déceler. Il est dingue de se dire que cet album a été produit en 1980, et sonne toujours aussi "frais" aujourd'hui. Remain In Light présente une vision artistique tellement unique qu'elle reste dans ce genre plus ou moins inégalée de nos jours.

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le 31 mai 2015

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Blank_Frank

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