Est-ce un avantage de seulement découvrir Sharon Van Etten avec ce "Remind Me Tomorrow", son cinquième album quand même, après être passé à côté de cette artiste américaine un peu confidentielle ? Certains parlent en effet à son sujet de "disque de la maturité", pour une jeune femme qui vient d'avoir un enfant et s'exhibe - non sans ironie, du moins on l'espère - sur la pochette de son album comme procrastinant au milieu d'une vie dévastée (… d'une chambre d'enfant ?). Ou bien en est-on réduit à de pures suppositions face à un objet assez indiscernable, où Sharon rend hommage à ses racines folk, où elle reconnaît des influences quasi classic-rock (entre Springsteen et Patti Smith, on retrouve d'indéniables réminiscences d'une musique à fort engagement émotionnel), mais où elle noie littéralement tout cela dans une ambiance atmosphérique et une utilisation prépondérante de sons électroniques ?
La première écoute de "Remind Me Tomorrow" révèle ainsi une voix prenante, des textes autobiographiques assez mesurés, et des idées mélodiques qui ne se déploient jamais complètement. Mais également une certaine uniformité de ton, qui fait que l'album paraît de prime abord relativement terne. Mais tout mélomane sait bien que la meilleure musique est celle qui ne s'offre pas immédiatement, qui nécessite qu'on y revienne encore et encore, qu'on fasse l'effort d'aller vers l'artiste qui ne porte pas visiblement à la boutonnière son style et ses idées. Sharon Van Etten est donc une jeune femme inspirée mais légèrement en retrait, qui compose et joue ce genre de musique qu'on imagine bien s'installer confortablement dans notre existence, et nous devenir chère. Car derrière les tonalités éthérées un peu surprenantes de prime abord - surtout quand on pense au "chaos" de la nouvelle vie de Sharon qui a inspiré l'album -, on discerne peu à peu les grincements (électroniques) du doute existentiel, la menace (des synthés) qui vient distordre la joliesse de l'inspiration mélodique. Et des montées d'émotion inattendues, au milieu d'un bain bouillonnant d'inconfort.
Si la chanson la plus évidente, la plus directe, est évidemment le single "Comeback Kid" - assez "pattismithien" donc, avec son ambiance fièrement belliqueuse - ("I'm the runaway / I'm the stay out late / I'm recovering / Kid, at the top of our street / I was somewhat like him / I was somebody"), on découvre au fil des écoutes bien d'autres joyaux, comme "Malibu" et son ambiance faussement romantique et vraiment lucide ("…In a little red car that don't belong to you"), comme le lugubre mais vraiment étourdissant "Jupiter 4", ou encore ce qui s'avérera sans doute à la longue le meilleur titre de l'album, "Seventeen", qui jette un regard désabusé sur une époque meilleure - ou pas ? : "Downtown hotspot / Halfway through this life / I used to feel free / Or was it just a dream? / Now you're a hotshot / Think you're so carefree / But you're just seventeen / So much like me".
Bref, c'est la pagaille dans la vie et la tête de Sharon, mais finalement pas tellement plus que dans les nôtres : entre procastinateurs honteux, on est fait pour s'entendre, non ? En tous cas, n'attendez pas demain pour écouter ces chansons, il se pourrait bien qu'elles soient exactement ce dont vous avez besoin en ce moment !
[Critique écrite en 2019]
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