Qu'est-ce qu'un chef-d'oeuvre ? Le terme est devenu si galvaudé... mais on se demande s'il est ici suffisant pour rendre justice à Mozart et son Requiem. De tous les albums qui ont traversé mon existence, il y en a un que je n'oublie pas, celui-ci, dont je connais toutes les notes, chaque instant, anticipé et resassé amoureusement. Et jamais il ne lasse, formellement parfait et si abouti, si riche d'émotions et de finesse qu'on pourrait le commenter des heures durant. L’œuvre d’un dieu de la musique et peut-être de Dieu tout court.


L'oeuvre de transition et la légende


Il s'agit de la dernière oeuvre Mozart, de son testament en quelque sorte. (La 626ème et ultime oeuvre du génie précoce qu'était cet homme, disparu à 35 ans, c'est dire le travail de fou du bonhomme). Oeuvre de funérailles, presque prémonitoire en somme, elle a forgé une légende autour de la mort énigmatique du compositeur. Légende rendue célèbre par le non-moins chef d'oeuvre de Milos Forman, Amadeus, un film que je vous recommande chaudement, ne serait-ce que parce qu'il offre une magnifique grille de lecture du Requiem, allant jusqu'à percer le mystère de son génie musical. Mais démélons le vrai du faux. Ce n'est pas Salieri, célèbre compositeur contemporain de Mozart qui a commandé cette oeuvre pour tuer son rival et s'en attribuer la paternité mais le mystérieux et excentrique comte Walsegg qui aurait fait passer l'oeuvre pour sienne - comme quoi on est pas si loin de la légende. La première fut jouée en 1793 par Walsegg lui-même mais la famille de Mozart qui n'avait pourtant aucun droit sur l'oeuvre l'aurait joué sans son aval en 1792. Mozart, éreinté, malade, alcoolique, devenu obèse par la maladie ne parviendra jamais à achever son oeuvre ultime (dans tous les sens du terme). Il préférera d'abord travailler sur un opéra - non pas La Flute Enchantée, comme dit dans le film, mais La Clemenza Di Tito, qu'il composera en 3 semaines ! (bourreau de travail) et qui reçut une volée de bois vert. Quelques semaines plus tard, à 35 ans il mourra, laissant le requiem inachevé.


Là, nait la légende. Constanze, sa femme, elle-même musicienne d'ailleurs - fait achever l'oeuvre par trois - peut-être plus - élèves de Mozart car oui Mozart avait des élèves, contrairement à ce qu'indique le film de Forman, dont Franz Xavier Süssmayr et Joseph Eybier. Personne ne sait exactement ce qu'a composé lui-même Mozart et qui a terminé le reste du travail. Il y a certes une partition manuscrite de Mozart sur laquelle se sont greffés les ajouts de Eybier et une seconde, de Süssmayr, qui reprend la première plus d'autres ajouts mais cela ne suffit pas à tout comprendre. D'autres noms sont également cités sans que l'on sache qui a joué quel rôle dans la genèse de l'oeuvre. Le premier morceau comporte une large partie de la main de Mozart ainsi que la première moitié de l'oeuvre du Dies Irae au Confutatis mais d'autres morceaux furent à peine ébauchés comme le Lacrimosa, pourtant pièce maitresse de l'oeuvre, qui comporte seulement 8 mesures écrites de sa main ! Il aurait donné lui-même des instructions orales et écrites pour achever son oeuvre. "Il y travailla avec la plus grande diligence, mais comme il se sentait faible, Süssmayr devait souvent chanter avec lui et moi-même ce qu'il avait écrit..." notait Constanze Mozart à ce propos dans une lettre. Le plus étonnant c'est que le reste de l'oeuvre présente une qualité et une homogénéité miraculeuse alors que l'oeuvre, nimbée de mort et inachevée, paraissait maudite. Loin de s'affadir, de bout en bout le Requiem demeure brillant. L'Agnus Dei, dont aucune ligne n'a été composé par Mozart est un chef-d'oeuvre. Certes il comprend une large coda - reprise - de l'introduction du Requiem mais ça reste bien au-dessus de ce qu'était capable, semble-t-il, de composer Süssmayr - que Mozart n'appréciait guère d'ailleurs. Le mystère plane, et c'est là que l'oeuvre prend une dimension mythique et mystique.


L'oeuvre n'est pas figée. Certains l'ont remanié. Elle est parfois jouée avec un Amen retrouvé des années plus tard, parfois en supprimant des parties ou même en intégrant un nouveau morceau (Libera Me, composé par un compositeur viennois trente ans après la mort du compositeur). L'oeuvre fut par la suite l'objet de récupérations, réprouvée par des catholiques considérant cette musique trop ornementale ou défendue par des romantismes qui y voyaient une forme de sincère transcentalité. Le requiem a tant été joué, pour signifier le deuil, symbole universel de l'affliction, même chez les nazis qui changèrent le texte pour en supprimer le caractère juif, il a tant été joué, qu'il est devenu un symbole, presque pompeux et cliché, aux qualités pourtant exceptionnelles.


Mais il faut parler du fond de cette oeuvre, la religion.


Religion, prière et affliction


L'oeuvre, au-delà de son contexte de composition est quelque part miraculée, miraculeuse, divine.


Il est étonnant de voir comment Mozart, le franc-maçon, souvent fâché avec l'Église, notamment l'archevêque de Salzbourg, a su faire de véritables chefs-d'oeuvres de musique sacrée (sa messe, très célèbre, en Ut Mineur notamment). En effet, peu de temps avant, il avait composé le somptueux Ave Verum. Avec son Requiem, il atteint le sommet, une sorte de plénitude incarnée et une réconciliation avec Dieu. L'oeuvre présente un aboutissement en terme de musique sacrée. À la fois aria affligé et chant à l'unisson grandiose (tonalité en Ré mineur, utilisée déjà par Mozart dans l'air du Commandeur de Don Giovanni). Vers la fin de sa vie, Mozart semble réconcilié avec l'Église et peut-être dans le sentiment de déclin et de mort proche compose cette musique. On ressent tous les stades de la prière, de l'ode à la contrition. Pourtant Mozart n'a pas toujours été considéré comme un bon compositeur de musique sacré, réputé pour faire du religieux des oeuvres profanes, avec trop de motifs et d'individualités.


Pourtant, le Requiem échappe à cela. Très sobre, très sombre, sans excès. Mozart expierait-il sa vie de pêchés ? En tout cas il est inspiré, certains diraient par Dieu lui-même. Jamais sans cette commande il n'aurait songé à écrire un Requiem notait encore Constanze Mozart dans sa correspondance mais il aurait affirmé que la musique sacrée était son "genre de prédilection". Etonnant pour un compositeur connu pour ses opéras aux sujets libéraux (Le Mariage de Figaro) voire maçonnique (Flûte Enchantée), ses fantaisies et ses frasques.


Pourtant à l'écoute d'un chef-d'oeuvre, lorsqu'on se penche sur cette partition incroyable, comment ne pas croire que là-haut vit quelque chose capable de prodiguer à l'homme un tel génie, une telle perfection ? A moins que ce Dieu dont on parle soit Mozart lui-même tant dans cette oeuvre testamentaire il se transcende pour laisser chanter les voix du ciel.


Panel de sentiments


Mais, au-delà de la légende et de la mystique, cette oeuvre est étonnante car elle rompt avec le style académique et classique de Mozart, ainsi qu'avec le style viennois. La partition est teintée de sombre. Qui plus est, elle multiplie les crescendos, les montées en puissance, réserve un plus large espace aux cuivres et aux percussions. C'est une oeuvre grandiose par moment, intimiste par d'autres. Cette fluctuation émotive de la musique dans le Requiem traduit en réalité non pas tant la prémonition de la mort du compositeur que la prémonition du Romantisme, mouvement né quelques années plus tard par le biais notamment de Beethoven (les deux hommes se sont d'ailleurs rencontrés en 1787, même si Beethoven ne deviendra un compositeur accompli que plus tard). En effet, en 1791, les bases du romantisme sont déjà posées et comment ne pas voir ici une passation de relais entre Mozart le classique et Beethoven le romantique ? Cela montre le génie de Mozart, dont le style a évolué toute sa vie. Il atteint ici l'apogée de son art et ouvre même sa musique vers un futur mouvement musical.


S'il y a une dimension particulièrement impressionnante dans ce Requiem c'est justement cette dimension romantique, à savoir cet épanchement des sentiments (à l'époque, on parle alors de "Sturm and Drang", qu'Haydn puis Mozart expérimentent, à savoir orage et passion). L'oeuvre présente une profondeur et une variété rare.


Étonnement, l'oeuvre est aussi nourrie de Bach et d'Haendel, que Mozart a découvert à l'époque il y a peu, puisque ces compositeurs étaient à l'époque un peu oubliés. Il reprend à son compte de vieilles formes musicales qu'il réactualise pour les teinter de romantisme. Ainsi, l'oeuvre commence par une fugue en contre-point, où les instruments se rajoutent au-fur-et-à-mesure dans un lent crescendo. Elle continue avec le brillant Dies Irae. Puis ce sont les solistes, et un curieux solo de tuba (Tuba Mirum) qui prennent le relais (usage des cuivres très importants dans cette oeuvre qui reflète deux choses : le solennel et le brillant mais aussi la tristesse mélancolique du deuil). Si l'orchestre a le droit à quelques moments forts, c'est d'abord le choeur qui est central dans l'oeuvre et les instruments ne sont qu'à son service, tout comme les solistes qui ne donnent finalement que la réplique. Cela s'inscrit dans la pure tradition de la musique sacrée. Des morceaux plus affligés mais solennels ponctuent l'oeuvre notamment le Confutatis, un bijou en ostinato, le larmoyant Lacrimosa, grand crescendo fortissimo qui fera verser invariablement une larme par sa tristesse glaçante et l'Hostias.


Pour ce faire une idée du génie, le Confutatis est éloquent : tonalité mineure chantée par le choeur d'hommes en décalé et en canon, avec un ostinato à l'unisson des cordes montrant le feu de l'enfer et illustrant le texte latin puis, un changement total de registre, avec un choeur de femme angélique et délicat (pour illustrer une invocation miséricordieuse). Le morceau termine sur une autre gamme, avec une note qui annonce le morceau suivant, c'est quelque chose d'assez rare et qui donne une teinte très sombre au final du Confutatis. Un morceau central de l'oeuvre et sublime, magistralement construit, dans le fond et la forme, splendide. Le film Amadeus le dit mieux que moi.


Le dernier morceau, l'Agnus Dei rassemble les thèmes du Requiem. Cela donne ainsi l'impression d'un cycle et d'une continuité, tout en offrant quelques moments magnifiques, en particulier sans orchestration, avec le choeur qui entonne des airs très doux et tristes.


Certes il s'agit d'une oeuvre religieuse. Sa dimension chrétienne explique des choix musicaux, notamment le recours à la voix pour mettre en avant le texte liturgique. Pour autant, la qualité musicale et artistique de l'oeuvre est immédiatement universalisable. Pas besoin d'être chrétien et même croyant pour en voir l'immense qualité.


La version de Karl Bohm, la meilleure


Cette oeuvre j'en suis amoureux depuis tout petit, depuis mes premières classes musicales. Un classique inégalé, d'une puissance et d'une infinie beauté. J'en étais subjugué, prostré sur ma chaise lorsque pour la première fois je l'entendais joué dans une église. Les larmes s'accumulaient sur le bord de mes yeux et j'écoutais cette ouverture magistrale initier ce qui allait être une odysée musicale incroyable, une plongée pieuse et recueillie, une expérience de solitude face à l'immensité du monde et face à la beauté des cieux.


J'ai eu l'occasion d'entendre différentes versions de cette oeuvre. Et je pense que c'est celle-ci qui est la meilleure - SensCritique me donnerait raison (Second meilleur album de tous les temps selon le site !) - bien que déjà assez ancienne, pour une raison simple, le parti pris de Karl Bohm est la lenteur et l'affliction. Contrairement à d'autres chefs d'orchestres il s'éloigne du style Mozart. Il inscrit cette oeuvre dans une perspective grandiose et romantique, période qu'il connaissait particulièrement bien et celle dont il a le plus joué les oeuvres. Et c'est je crois la clé de compréhension de ce Requiem, oeuvre transitoire, entre classique et romantisme, entre vie et mort.


Est-ce que Mozart est élitiste ? Est-ce que la musique classique est réservée à des initiés ? Non. Cette oeuvre est immédiatement accessible, immédiatement triste et universellement adulée. On pourrait dire alors que le Requiem est galvaudé. Je ne le crois pas. Il y a quelque chose d'objectif à la beauté de la musique de Mozart. Elle touche le coeur là où les autres ne vont pas. Vu le classement sur ce site de l'oeuvre, vu sa reconnaissance par delà les genres musicaux - combien d'adeptes de rock et de métal apprécient cette musique ? Combien de gens ont pleuré en écoutant le Lacrymosa, maléfice divin inventé pour pleurer ? Je crois qu'on peut le dire sans trop se mouiller, c'est le chef-d'oeuvre absolu, l'oeuvre d'un dieu, l'oeuvre de Dieu.

Tom_Ab
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le 19 sept. 2013

Modifiée

le 31 mars 2014

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Tom_Ab

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