On ne parle pas assez de Shannon Wright. En fait on ne parlera jamais assez de Shannon Wright. Ceux qui ont eu la chance de la voir sur scène interpréter sa musique possédée, hantée, le savent. Et puis, plus de cinq ans d’attente entre son dixième et son onzième album, ça n’aide pas vraiment ! Mais après, c’est à dire maintenant, on est récompensé. Pas d’évolution notable dans ce nouvel album, Reservoir of Love, mais l’atteinte d’une sorte de perfection dans le genre. Marqué par l’effroi de la maladie – la découverte d’une maladie auto-immune qui a mis sa vie en danger – et par le deuil – la disparition de Philippe Couderc, fondateur du label Vicious Circle, et de Steve Albini – qui ont entouré sa longue conception, ce disque offre son lot de brûlures électriques radicales et de chansons terriblement dépouillées, intimes. Mais, curieusement, on en retire une sensation de bonheur, d’apaisement. Une thérapie ?

En seulement trente-deux minutes et huit titres, sans une seule scorie, ce nouvel album réussit en effet l’assemblage des deux styles musicaux qui ont toujours caractérisé Shannon Wright : d’un côté les poussées de fièvre électrique qui font d'elle la sœur de la PJ Harvey de Rid of Me (même si vocalement, il n’y a pas grand chose de commun entre les deux artistes), et les ballades mélancoliques, qui vous tirent régulièrement les larmes.

Prenez par exemple Countless Days, l’un des plus beaux joyaux du disque : la mélodie est saisissante, l’orgue Wurlitzer rajoute une belle étrangeté, et par là dessus des cordes viennent baigner la chanson d’une sorte de luxe suave qui ne désamorce pas la beauté de la chanson, mais la rend encore plus délicieuse.

Mais pour reprendre le disque dès le début, l’intro sur le titre éponyme annonce clairement que Shannon n’a pas l’intention de lever le pied en termes d’intensité, la guitare sonnant comme certains des morceaux les plus forts émotionnellement de Sonic Youth. Mais surtout, en dépit des teintes sombres qui dominent l’album, il s’agit d’une profession de foi (relativement) optimiste : « Only you draw out the best in me / I wanna swim / in your reservoir of love » (Toi seul fais ressortir le meilleur de moi / Je veux nager / dans ton réservoir d’amour)

The Hits marque alors l’alternance qui caractérisera la construction de l’album : c’est un titre doux, presque romantique, avec ses voix féminines qui accompagnent la mélodie comme des fantômes. Tiens, histoire d’énerver tout le monde, on dirait que c’est la genre de chansons parfaites que Beth Gibbons réussirait à faire si son cœur n’était pas aussi glacé.

Weight of the Sun joue la carte rock presque heavy, mais le but n’est pas de créer l’excitation : au contraire, il s’agit de nous faire sentir plus nettement encore la gravité qui nous retient collés au sol. C’est néanmoins le genre de morceau plus « classique », en particulier grâce à une basse rampante et menaçante, qui aidera les novices à entrer dans l’univers douloureux de Shannon Wright.

Après l’émerveillement procuré par Countless Days, Ballad of a Heist est le titre où la convergence de la démarche de Shannon avec celle de PJ est la plus claire : le titre le plus ouvertement « Rock », capable même de séduire ceux qui, jusque là, trouvaient le travail de Shannon un tantinet « raide ».

Les cinq minutes de Mountains constituent le… pic (sans mauvais jeu de mot, ou presque) de l’album : le chant susurré de Shannon nous dévaste, le piano – et toute l’orchestration, en fait – exsudent une beauté presque insupportable, avant que, suite à un break surprenant, Shannon ne remette un tour d’écrou.

Shadows rend un hommage bouleversant à l’ami Couderc : les cordes sont superbement intégrées, avec une exquise délicatesse, portant la très belle mélodie de la chanson, et le final « orchestral » est magistral, conjuguant lyrisme et subtilité comme peu d’artistes savent le faire. « Why say the right words / Drifting in a concrete sea / lay it all to rest / You have me broken here / empty on the ground » (Pourquoi dire les mots qu’il faut ? / Dérivant dans une mer de béton / Il faut tout laisser reposer / Tu m’as brisée cette fois / vidée, sur le sol).

Dans la même… « logique », celle de la nécessité absolue de dire aux disparus qu’on les aime, Something Borrowed est dédiée à Steve Albini, qui fut le complice de Shannon lors de ses premiers enregistrements : « Tomorrow / You’ll reappear » (Demain, tu réapparaîtras), la mort ne peut pas être la fin d’une relation aussi précieuse… Avec son piano solitaire, presque classique, puis son chant vacillant comme un fil au dessus d’un gouffre de chagrin, cette chanson est du très grand Art.

Enveloppé dans une pochette magnifique, qui, dans son dépouillement, dit tout ce qu’il faut savoir avant de poser la galette sur la platine, Reservoir of Love synthétise idéalement tout ce qu’on aime chez Shannon Wright. Et témoigne – même si l’on imagine bien que Shannon n’aimerait pas ce genre de qualificatif – d’une superbe maturité artistique.

A écouter en boucle – et à faire écouter à tout le monde autour de soi : il va falloir tenir encore 5 ans avant le prochain !

[Critique écrite en 2025]

https://www.benzinemag.net/2025/02/10/shannon-wright-reservoir-of-love-une-sensation-de-bonheur/

EricDebarnot
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le 10 févr. 2025

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Eric BBYoda

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