Le grand saut
« Nous n’avions pas besoin de dialogue. Nous avions des visages ! »Cette réplique culte du non-moins culte Sunset Boulevard peut apparaitre ici comme étrangement anachronique. Comment la musique...
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le 23 août 2024
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« Nous n’avions pas besoin de dialogue. Nous avions des visages ! »
Cette réplique culte du non-moins culte Sunset Boulevard peut apparaitre ici comme étrangement anachronique. Comment la musique pourrait-elle faire entendre des dialogues et voir des visages ? L’invisible, le secret, l’anonymat est à la base de toute découverte ; après la sensation vient seulement l’amour. Les traits se révèlent en pente douce pour que l’identité se forme au fur et à mesure que nous les arpentions, armé du courage qu’il faut pour oser découvrir sans craindre l’anticipée déception. On ose alors, oubliant un moment les doutes et les risques encourus dont nous avons pourtant expérimenté les déboires lorsque l’on offrît nos espoirs aux mauvais choix, aux mauvais amours - ou du moins à ceux qui nous ne correspondaient pas. Mais par fulgurances, nos tentatives de découvertes peuvent aboutir. Que le temps et les désirs finissent par accomplir au bout du compte leurs oeuvres funestes sur nos affections à longue durée nous importe finalement peu, nous nous surprenons à aimer parfois autant les découvertes que les changements. Ainsi, sans le savoir, on se met à aimer plus fort, à aimer plus vrai, à aimer d’un nouvel amour que nous n’espérions plus vivre après la fin des débuts.
Contre toute attente, la musique peut être une romance que le temps renouvelle. Et Fontaines D.C semble avoir si bien incorporé cette thèse qu’ils prirent soin de lui donner vie et son à travers leur nouvel album sidérant de sens et d’actualité.
Prétendre que le rock est mort apparait comme une aberration. Qu’il se renouvelle continuellement une demi-vérité, et qu’il était mieux avant une absurdité. Lui chercher aujourd’hui un principe inaliénable de caractérisation consiste à croire en la réalité mathématique des définitions. Toutefois, celles- ci sont faites pour évoluer, et même si l’encyclopédie existe maintenant depuis 1751, on ne prête pas toujours les mêmes voix ni les mêmes époques aux mots que l’on emploie. Les significations remuent comme les marées, peu importe la géographie des océans. Merci quand même Diderot et d’Alembert.
Trèves de digressions alambiquées ! Le rock et ses dérivés comme le punk, le grunge, ou le shoegaze ont bien trouvé en 2024 quelques porte-voix. Qu’ils se voient contraints désormais de partager le sommet des têtes d’affiche avec d’autres courants tels que la pop, le rap ou l’électro ne délimite en rien leur importance identitaire et créatrice d’aujourd’hui. Mieux encore, la cohabitation électrique et vivifiante de ces neutrons et protons créent de nouveaux noyaux durs au sein de la pluralité d’atomes instables composant notre scène musicale contemporaine. Et si certains préfèrent le recyclage à l’hommage et le rejet au réchauffé, d’autres élus semblent avoir compris que c’est à travers ce méchant mélange d’inspirations de divers genres et de diverses époques que l’on parvient à se faire entendre... Quitte par ailleurs à ce que l’on rende sourd les concurrents adverses et muet le dicton « c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes ». Mais pas de regrets.
Donc nous y voilà enfin, à notre très cher quintet dublinois de Fontaines D.C. Après cinq ans de bons et loyaux services adressés à la prétendue renaissance du post-punk, pourtant jamais vraiment mort, nous aurions pu attendre de nos comparses à la mine renfrognée qu’ils prolongent la voie royale pavée d’eux-mêmes pour leurs fans de la première heures en manque du spoken-word martelé à coup de lourde basse et de guitares stridentes que leurs rockstars de jeunesse leur avait fait connaitre (cf Joy Division ou The Cure). Attention, aucune fausse médisance ici. Fontaines D.C a su dès le début comment se faire remarquer et voler notre coeur. Leurs deux premiers albums Dogrel et Hero’s Death publiés en à peine plus d’un an avaient scotché à peu près tout le monde en ravivant la flamme vacillante d’un (post)punk aux tendances parodiques et génériques en manque de figures tutélaires véritables. Nous remercions toutefois IDLES pour leur loyauté en la cause.
D’abord petit groupe de coeur que l’on gardait comme un secret pendant les débats entre mélomanes, on en a presque voulu au troisième venu Skinty Fia d’installer définitivement le groupe sur le podium des charts européens. Mais comment lui en vouloir ? Emmenés par la production aux petits oignons de Dan Carey pour la troisième fois consécutive, Grian Chatten et sa bande ouvrirent avec celui-ci grand les horizons des styles dont il s’étaient portés garants (en même temps que les potards). Avec l’Irlande toujours au centre de leurs préoccupations artistiques, les guitares riffaient plus fort sur la mélancolie que provoquent déracinement et troubles identitaires. On parle de notre époque, oui ou non ? Chez Fontaines D.C, pas de place au doute. Sans revenir sur un coup de foudre qui date de plus de deux ans, le verdict était et reste sans appel : Skinty Fia est un grand album qui ne craindra certainement pas la carnassière postérité. Et les formidables albums récompensent les formidables groupes.
Désormais acclamés par la critique et adulés par le public (propulsés qui plus est grâce à leur amitié avec Arctic Monkeys pour qui ils jouèrent en première partie), il ne restait plus pour nos Fontaines qu’à poursuivre tranquillement leur route maintenant toute tracée vers la célébrité pas trop célèbre et la reconnaissance prolongée des oreilles déjà conquises... Ah oui ? Vraiment ?
À croire qu’avec tout leur sens de la mélodie est née en même temps leur penchant pour la contradiction : Fontaines D.C, ou l’art du contrepied. Jamais nous n’avions eu à attendre aussi longtemps pour écouter leur nouvelle galette (à croire les fourneaux cramés), mais à la première écoute de Romance, nous comprenons mieux pourquoi. Et il ne s’agit pas seulement de musique.
Quand on sait ce qu’on fait, et quand on sait qu’on est bon dans ce qu’on fait, pourquoi fondamentalement chercher à innover ? Vilaine interrogation rhétorique s’il en est. Se reposer sur ses lauriers en carton-pâte équivaut à adopter la position des malheureux qui croyaient en la pérennité du confort plutôt qu’à ses dangers... Alors choisir entre le repos ou le respect, voilà bien une question que les grands groupes en devenir n’ont pas besoin de se poser.
Qui en a voulu aux Beatles, à David Bowie ou encore à Radiohead d’opérer en plein milieu de leur discographie des virages à 180 à l’heure ? Si ce n’est les junkies de la nostalgie immédiate, le talent incontestable est multitude et ne se pare d’aucune prévisibilité. Ils ont perdu en fans ce qu’ils ont gagné en respect. L’ambition de la métamorphose seule engage les artistes à oser le risque excitant de la consécration ou de l’embrasement. Le génie est fait de milles visages. Et rien que pour ça, la Romance que nous propose Fontaines D.C vaut sans doute une attention plus attentive que les autres, car elle frappe non seulement là où on ne l’attend pas, mais surtout parce qu’elle frappe ailleurs, là où ne pensait même pas pouvoir être frappé.
Romance est différent. Il pue la radicalité volontaire d’un groupe qui refuse que nous le prenions pour acquis. Une fois passé le frisson de la surprise, l’évidence de la redécouverte s’impose. On a comme l’impression d’écouter le premier disque chevronné d’adolescents passionnés.
Malgré cette incomparable bourrasque de fraîcheur, le sentiment d’avoir affaire à un tout nouveau groupe en désarçonnera plus d’un. Difficile de leur en vouloir. Il faut s’imaginer notre conjoint de plusieurs années changer du presque tout au tout du jour au lendemain. Qui n’en serait pas troublé ? Et ce même si les indices parsemés ci et là laissaient présager quelques (r)évolutions : quand on passe d’un look sobre au street wear extravagant, c’est qu’on avait besoin d’un autre visage. Mais loin de nous les considérations identitaires laissant à croire que Fontaines D.C ne sait plus qui il est avec Romance, ou où il en est. C’est tout le contraire. Le groupe semble n’avoir jamais été autant lui-même.
Piste après piste, les dublinois se révèlent sous un nouveau jour, abandonnant l’homogénéité sonore des précédents albums pour un cocktail foutraque de styles en tout genre aussi troublant que jouissif. Si Skinty Fia nous prenait par la main au travers de paysages désolés que nous connaissions déjà, Romance fait le choix de nous uppercuter sans aucune pitié. La prise de risque est là, et le propos s’en trouve d’autant plus considéré.
À l’image de cette pochette que somme toute nous pouvons qualifier de « radicale » (et c’est peu dire), Grian&co veulent nous choquer, et avant tout nous faire comprendre qu’ils ne souhaiteront jamais être pris pour acquis. Qu’on leur regrette la timidité des débuts importe peu tant l’art de nous la mettre à l’envers pour le groupe dépasse les possibles désirs de complaisance vis à vis de ses auditeurs. Ce qui, à nos yeux, est la marque des grands. Sans aucun doute en perdront-ils certains, ceux frustrés qui crieront à l’infidélité faite au post-punk, alors que les adeptes de pop baroque contemplative (la fondamentale In The Modern World), de nu-metal (l’implacable Starburster) de slowcore (Sundowner, l’une des meilleures chansons de l’album), ou de shoegaze (Desire, LA meilleure chanson de l’album) trouveront dans Romance de nouvelles façons de s’approprier Fontaines D.C comme THE groupe de la décennie. Car sans nul doute, ils le sont, et d’autant plus après ce pied de nez réussi fait à la face des plus réfractaires à l’épanouissement d’un groupe qui sait désormais qu’il peut toucher à tout sans trébucher ni se taper la honte.
Plus cinématographique (merci James Ford pour les travaux) que ses prédécesseurs, Romance s’envisage comme un véritable album où chaque détail a son importance. Album à démarche plutôt qu’à concept, disque à concept plutôt qu’à singles. Symbolique de l’intrépide confiance dont se pare le groupe au fil de leurs expérimentations, nous n’avions jamais entendu Chatten aussi épanoui dans sa voix (et il le dit lui-même, il ne l’a jamais autant aimé de sa vie) et pourtant autant entendu celles de ses compagnons. Les chœurs de Conor Deegan (basse) et de Carlos O’Connel (guitare) sont plus présents que jamais et nous sommes plus que ravis d’entendre celle de Conor Curley sur l’éblouissante Sundowner.
Héritiers des cents visages qui ont préféré la pluralité à la formalité, la romance que nous propose Fontaines D.C est sans doute ce qu’ils nous ont proposé de mieux, pour eux comme pour nous, nous faisant retomber amoureux là où l’on ne pensait plus pouvoir s’écrouler. Nous ne nous satisferons plus désormais des amours qui s’épuisent à force de connaître l’autre autant que l’on se connaît soi. L’amour est une chute à oser chaque jour lorsque les moyens nous sont donnés : et Fontaines D.C nous ont offert la falaise. À qui maintenant tentera le grand saut ?
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le 23 août 2024
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