Ziggy Stardust vient de sortir, et Bowie sent que, ça y est, ce qu’il attend depuis si longtemps est en train d’arriver : le succès, non, la gloire, non, le « stardom »… est enfin à portée de main. Il embarque ses Spiders dans une grande tournée promotionnelle, d’abord en Grande-Bretagne, puis à travers les Etats-Unis, et enfin au Japon, qui va lui permettre de réellement donner vie à sa persona de Ziggy Stardust, de dépasser le concept vaguement opportuniste de l’album. Oui, cette tournée va mettre en lumière Ziggy Stardust, alien bisexuel, dans l’ombre duquel pourra se retirer David Jones. Ou tout au moins, on peut imaginer que c’est le plan que Bowie – le calculateur froid, le stratège expert – a en tête.
Et le plan va fonctionner, au-delà même de ses rêves les plus fous. Mais la boulimie de travail, l’hyperactivité qui caractérisent Bowie à cette époque vont le pousser au cours de cette année et demie de tournée à multiplier les expériences, les projets, au détriment de son équilibre nerveux et de sa santé. Il y a d’abord la découverte de l’Amérique, et de la musique américaine, qui va impacter l’écriture des nouveaux morceaux, qui sont composés et seront enregistrés durant le peu de temps disponible entre les concerts et entre les différents « bras » de la tournée. Il y a aussi ces deux projets – qui marqueront l’époque, et emmèneront avec eux de nombreux jeunes fans qui ne connaissaient pas grand ‘chose à l’époque du Velvet Underground et des Stooges (ce sera notre cas !) : la co-production du second album solo de Lou Reed, Transformer, et le mixage du nouvel album d’Iggy and the Stooges, Raw Power. Bowie a eu le nez creux, les deux disques seront deux chefs d’œuvre absolus des années 70, et l’association de son nom avec ces albums lui assurera une crédibilité éternelle auprès des mélomanes les plus avertis de l’époque. Sans même parler de l’amitié indéfectible qui l’unira jusqu’au bout à Iggy, et sa relation – plus conflictuelle, plus épisodique, mais pas moins capitale – avec Lou Reed.
Mais en parallèle avec toutes ces activités, il y a le plus important, ces « concerts de Ziggy Stardust », où Bowie crée son premier personnage mythique, et construit les bases de sa propre légende, qui fera de lui un artiste totalement à part. Débuté dans des petits clubs, puis, au fur et à mesure de la reconnaissance de son talent par le presse, en particulier aux USA, dans des salles de plus en plus grandes, la tournée comprendra des éléments théâtraux inhabituels pour l’époque, ainsi que de nombreux changements de costumes. Le line up inclura le génial pianiste Mike Garson à partir de septembre 1972, mais également des choristes et un second guitariste. L’aventure se poursuivra après la sortie de l’album Aladdin Sane, jusqu’à l’ultime et légendaire set de l’Hammersmith Odeon le 3 juillet 1973.
Le meilleur témoignage de cette tournée reste l’excellentissime Live Santa Monica ‘72, un enregistrement réalisé pour une radio locale (KMET) du concert donné le 20 octobre 1972, à Santa Monica en Californie. Un enregistrement qui devint légendaire par sa force – on assiste quand même ici ni plus ni moins qu’à la période la plus brillante de l’un des artistes qui marquera le vingtième siècle, pas moins ! – et par la perspective qu’il offrait sur ce qu’était réellement Ziggy Stardust sur scène… Au point qu’il finit par faire partie de la discographie de Bowie, semi-officiellement en 1994, puis tout à fait officiellement en 2008 avec sa publication par EMI !
Le premier titre, Hang On To Yourself donne le ton : la chanson, déjà rapide à l’origine, est ici accélérée d’une manière qui rend plus évidente que jamais la raison pour laquelle les punks anglais considérèrent le Bowie de 1972 comme l’une de leurs références. La guitare de Mick Ronson est déjà au top, et le concert n’a commencé que depuis deux minutes… Et on enchaîne avec une interprétation intense et spectaculaire de Ziggy Stardust, balayant les dernières résistances qui auraient pu subsister. Ce qui est hallucinant, même si on en avait eu une première idée sur les sessions live dans les studios de la BBC (Bowie at the Beeb), c’est la cohérence, la puissance des Spiders from Mars – augmentés de Mike Garson -, backing band parfait, comme Bowie n’en aura plus jamais, d’ailleurs, sur lequel Ziggy Stardust peut déployer tous ses charmes… sans aucune ambigüité, d’ailleurs. Car, au-delà de la bisexualité déclarée du personnage, qui pourra désarçonner la partie la plus conformiste du public, c’est bien la classe absolue et l’autorité artistique dont fait preuve Ziggy / Bowie qui prévaut : c’est tout simplement irrésistible, au point d’en devenir presque effrayant tellement ça élève le Rock vers de nouveaux sommets.
L’enregistrement d’une heure et quart est composée de 13 titres tirés des albums déjà connus du public : un morceau de David Bowie (Space Oddity), deux de The Man Who Sold the World (The Supermen, The Width of a Circle), quatre de Hunky Dory (Changes, Life on Mars?, Andy Warhol), six de Ziggy Stardust… Auxquels s’ajoutent quatre autres chansons : une reprise de Jacques Brel (My Death, adaptation de la Mort, datant de 1959), une reprise du Velvet Underground (Waiting for the Man), le single John I’m Only Dancing, et la toute nouvelle Jean Genie, titre phare du futur Aladdin Sane).
Les titres « pre-Ziggy », comme par exemple Changes, sonnent relativement différemment de leurs versions studio, tant du fait du jeu de piano beaucoup plus avant-gardiste de Mike Garson que de l’énergie électrique des Spiders. Mais c’est lorsque le groupe est littéralement en feu, sur les titres les plus intenses du set, comme The Supermen, plus menaçant que jamais (définitivement l’une des meilleures chansons de Bowie, ici dans une version superbe), The Width of a Circle dantesque, Waiting for the Man incandescent (même si, logiquement, très loin du détachement glaçant du Velvet), The Jean Genie (un heavy rock pas encore transformé en triomphe glam) ou encore Suffragette City, qu’il est difficile de ne pas hurler de joie devant la sublime furie, quasi surnaturelle, qui se déverse sur nous : à ces moments-là, Live Santa Monica ’72 est un immense disque live.
Lorsque, à l’inverse, Bowie couvre son matériel plus intimiste, ses ballades comme Life on Mars? (qui manque curieusement de magie), Space Oddity (un peu maladroite du fait du choix étrange de Bowie de mimer vocalement les « effets spéciaux » originaux), ou My Death (qui n’a jamais été une réussite, il faut bien l’admettre…), on ne peut s’empêcher de trouver le temps long, et de préférer les versions studio. Sans doute qu’à ces moments-là, il nous manque les images, tout ce cirque visuel incroyable des costumes, des coiffures, des poses hypersexuées qui détourne brillamment l’attention lorsque Bowie et son groupe ne sont plus en surmultipliée. Ce manque sera corrigé avec l’enregistrement de 1973 à l’Hammersmith Odeon, qui souffrira malheureusement d’autres faiblesses…
[Critique écrite en 2023]
https://www.benzinemag.net/2023/07/22/tous-les-albums-de-bowie-7-live-santa-monica-72-1994/