Le retour en studio d’un très grand groupe scénique

L’un des secrets les mieux gardés du Rock, l’un des secrets que seuls ceux qui ont vécu plusieurs vies et qui ont vu des centaines, des milliers de concerts connaissent, c’est que ce ne sont jamais les plus grands artistes live qui font les meilleurs albums. Et réciproquement. Oh, bien sûr, il y a des exceptions, rares, très rares, et pendant très peu de temps : les Stones entre 1969 et 1972, Nick Cave pendant une vingtaine d’années, et quelques autres, à la fois immenses sur disques et sur scène. Pour le reste, on n’a jamais vu de bon concert des Beatles (d’ailleurs, malins comme ils étaient, ils ont vite arrêté de faire semblant sur scène) ou de Dylan (malin comme il est, il force la dose pour être mauvais…). Et à l’inverse, si l’on pense aux meilleurs groupes scéniques des cinquante dernières années, ceux qui sont véritablement exceptionnels, car vraiment idiosyncrasiques (allez, au hasard, en piochant dans nos souvenirs personnels, les Fleshtones dans les années 80, !!! ou QueenAdreena au début des années 2000, The Schizophonics ces derniers temps), on est bien en peine de citer un album vraiment marquant dans leur discographie. Et Bass Drum of Death fait bien partie de cette dernière catégorie : remarquables sur scène, bons mais un peu trop ordinaires sur disque.

Mais John Barrett a des ambitions : son nouvel album, le premier depuis 4 ans quand même, Say I Won’t, est un disque qui ne doit pas servir uniquement à lui fournir des munitions pour la scène, c’est un disque qui tend la main vers le public (oh, pas le grand public, n’exagérons rien, quand même). Un album moins violent, moins punk, moins radical, presque… « classique » si l’on veut. Un album avec des chansons où il s’exprime comme un artiste. Un album où, rassurez-vous quand même, il ne renonce pas complètement à son essence punk : Everybody’s Gonna Be There, magnifiquement accrocheur, est là pour nous rappeler combien les Ramones restent une référence quand il s’agit d’injecter des mélodies pop dans le punk rock. Mais un album où il cristallise son amour pour une sorte de classicisme rock très années 70’s, blues et heavy (Head Change nous ramène en plein aux débuts de ce qu’on appelait à l’époque le « hard rock »). Et puis il y a ce soupçon de glam rock qui va bien, qui en fait une sorte de frère d’armes de Ty Segall. Résultat : en termes d’efficacité, d’impact sur l’auditeur, des merveilles comme No Soul, à la fois furieux et mélodiquement irrésistible, comme le reptilien Wait qui phagocyte les neurones, ou comme Say Your Prayers, qui ferait du bien à la discographie de Jack White, se posent là !

Et puis, il y a les textes : même si Barrett n’est pas un grand poète, son retour à ses racines dans le Mississipi, provoqué par la pandémie, a été visiblement pour lui l’occasion de se livrer à une introspection urgente. Angoissée. Et angoissante… Sur Find It, il s’interroge sur lui-même : « I know all the world around me’s crumbling / I’m left holding on to the bag and stumbling / Who knows I might be the problem » (Je sais que le monde tout entier autour de moi s’effondre / Je reste accroché au sac et je trébuche / Qui sait ? Peut-être c’est moi le problème !), tandis que sur Say Your Prayers, il passe à la mise en garde : « So say your prayers / When you get down on your knees be sure to / Close your eyes / ‘Cause every time you look, that’s when you die » (Alors récite tes prières / Lorsque tu te mets à genoux, assure-toi de / bien fermer les yeux / Parce que chaque fois que tu regardes, c’est là que tu meurs). Mais finalement, même pour les punks pur jus qui ont tendance à voir la vie en très noir, l’espoir réside en l’amour, et la conclusion de Too cold too Hold ressemble à une issue loin de ce monde glacial : « Too cold to hold now, baby / But I want the world to know / You’re solid gold now, baby / I wanna let it show » (Il fait trop froid pour tenir maintenant, chérie / Mais je veux que le monde sache / Que tu es en or massif maintenant, chérie / Je veux que ça se voit !).

Bref, encore un bien bel album de la part du trio garage punk, un disque un tantinet plus accessible que ses prédécesseurs, mais qui, il faut le craindre, ne changera pas la donne : il ne viendra pas s’inscrire en lettres de feu au Panthéon du Rock, mais, joué sur scène, ce sera une nouvelle tuerie magnifique. De quoi irions-nous nous plaindre ?

[Critique écrite en 2023]

https://www.benzinemag.net/2023/02/02/bass-drum-of-death-say-i-wont-le-retour-en-studio-dun-tres-grand-groupe-scenique/

EricDebarnot
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le 2 févr. 2023

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Eric BBYoda

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