Il y a bien longtemps, dans une autre vie (une vie célibataire d'avant Madame et les enfants), j'avais pris l'habitude de mettre de la musique en sourdine au moment de me coucher, histoire de plonger en douceur dans le sommeil. Il s'agissait évidemment d'albums choisis pour la retenue de leurs atmosphères et la relative quiétude qui s'en dégageait. Il y avait du Jarre, bien sûr (Oxygène, En attendant Cousteau), certaines B.O. d'Angelo Badalamenti, le Requiem de Fauré aussi (bizarrement), d'autres sans doute mais je ne m'en souviens pas... et du Vangelis. El Greco, Oceanic, L'Apocalypse des animaux, Opéra sauvage. Et ce Soil Festivities, qui revenait assez souvent dans ma sélection.
Sur le papier, ce n'est peut-être pas très flatteur, et suggère que c'est le genre de musique tout juste assez placide pour servir de bruit à fond. Si certains des disques mentionnés ci-dessus méritent mieux que cela (et avaient surtout la vertu de m'être si familiers que je ne les écoutais plus vraiment à fond), Soil Festivities pourrait ressembler à cela si l'on s'en tenait à l'essentiel de son discours, pour le moins minimaliste.
Les deux premiers mouvements, en effet, fonctionnent plus ou moins sur le même principe : une petite séquence métronomique qui rythme l'ensemble du morceau, des nappes pour épaissir un peu l'arrière-plan, et des impros qui tournent tout autour pour le plaisir. 18 minutes pour le premier, 6 pour le second, cela laisse le temps de s'endormir.
Si l'on se pose un peu, l'esprit vif et l'oreille aux aguets, on apprécie le talent d'improvisateur de Vangelis, dont aucune mélodie ne semble le fruit du hasard, et dont la rigueur de construction reste aussi discrète que d'un grand sérieux. Ce n'est pas du remplissage, les deux titres restent fluides et donnent globalement l'impression de savoir où ils vont (un peu moins le premier mouvement, qui erre un peu sur la fin). Rien, cependant, qui fasse office de fer rouge sur la mémoire.
Il est regrettable qu'à cause de ma mauvaise habitude, j'aie rarement pu apprécier la créativité pétillante du troisième mouvement qui, sans en posséder le lyrisme échevelé, annonce tout de même les grandes envolées de Mask l'année suivante. Dissonances, ruptures de rythme, explosions percussives, atmosphère plus sombre, Vangelis soudain s'affranchit de l'ambient pépère déroulée jusqu'alors et se fait plaisir, pour un titre qui aurait pu figurer sans rougir sur la bande originale de Blade Runner, dont il a l'inventivité et l'inquiétude.
Ce morceau central de l'album ressemble néanmoins à un sursaut, car voici le compositeur qui, dans le quatrième mouvement, reprend l'idée des deux premiers, à savoir une séquence bien réglée qui dicte diverses improvisations retenues autour de changements d'accords aléatoires. Bon, 10 minutes à ce rythme, on peut retourner à ses moutons sans perdre grand-chose en route, mais le tapissage sonore est assuré.
On craint le ronron avec l'arrivée du cinquième et dernier mouvement, et là, nouvelle surprise : passage en mode majeur, retour des percussions et des improvisations aériennes, voire joyeusement bordéliques. Le morceau est un peu trop désossé, ça part dans tous les sens, et encore une fois rien n'en ressort clairement et ça se termine sur un coup de dé, mais il y a de la recherche.
Au final, Soil Festivities est un drôle d'album, qui semble se rattacher au new age le plus paisible, mais s'autorise à sortir des sentiers battus pour des dérapages hirsutes qui font se dresser l'oreille entre deux siestes. Entre le Lexomil et le stimulant, Vangelis délivre une drôle d'ordonnance, qui constitue au bout du compte un objet de curiosité assez intéressant.