Le plus charmant des monstres égomaniaques
On aborde avec Something/Anything le plus grand chapitre de l'histoire de Todd Rundgren en qualité de compositeur. C'est d'ailleurs peu de dire de Rundgren qu'il est un compositeur de musique pop tant il s'occupe par lui-même de la quasi-totalité de l'album, poussant à l'extrême la notion d'un "album solo". Les trois premières faces sont en effet composées, interprétées et produites par l'homme seul. Egomaniaque, sûrement, mais à aucun moment le disque ne sombre dans la prétention ; Todd Rundgren a de l'humour à revendre, et ce simple fait contribue à faire de l'homme un personnage sympathique camouflant le moindre excès par un gag pince-sans-rire. Il écrit d'ailleurs dans ses notes de pochettes qu'il a "décidé qu'il ferait aussi bien de s'engager dans une espèce d'opérette, ce type de choses étant très populaire de nos jours". Et en plus d'être une pièce fondamentale de la pop, l'album s'avère être incontestablement un des plus grands témoignages de maîtrise du studio. À ce titre, il se pose comme l'équivalent 70's de Pet Sounds. L'influence des Beach Boys se fait d'ailleurs sentir dans la musique de Rundgren, parmi tant d'autres. Le Todd est une véritable éponge musicale, s'attaquant dans son album aussi bien à la Motown ("Wolfman Jack"), la white soul ("Dust In The Wind"), le psychédélique à la Hendrix ("Little Red Lights"), les guitares à la Santana ("Black Maria"), la ballade (style dans lequel il excelle avec des titres tels que "Hello It's Me"), le tout avec un savoir-faire pop digne de Gilbert O' Sullivan.
L'album en lui-même possède une construction intrinsèque séparée selon les différentes faces. D'après les notes de Rundgren, la première face est un "Bouquet de mélodies qui accrochent l'oreille". Et quelles mélodies ! La face s'ouvre avec une des plus grandes chansons de l'artiste, "I Saw The Light" et s'achève avec la belle "Sweeter Memories". Entre temps sont proposées des thèmes accessibles mêmes aux plus obtus, dont la délicieuse "I Takes Two To Tango (This Is For The Girls)". Mais accessible et simple n'impliquent pas "simpliste". Considérant que l'homme est aux machines comme aux instruments, ces morceaux comptent facilement parmi ses plus grandes prouesses.
Arrive la face 2, appelée "The Cerebral Side", dans lequel Rundgren semble expérimenter un peu plus que d'habitude. Et, excentricité oblige, il débute par un message parlé à l'auditeur, lui montrant les sons des plus fréquentes erreurs de studios et l'encourageant à aller dénicher ces erreurs dans sa discothèque. "Whoever finds the most wins of course". Les deux pièces principales de la face sont "The Night The Carrousel Burnt Down" et "Song Of The Viking". Avec sa maîtrise du studio, Todd fait de la première une petite merveille de psychédélique avec son clavecin électrique. La seconde touche par son côté décalé, avec ses mélodies et rythmes changeants et ses chœurs particuliers.
La troisième face, "The Kids Gets Heavy", aux pistes plutôt longues, brille surtout par ses intro et outros. Ainsi, "Black Maria" voit Todd 'getting heavy' avec des grosses guitares Santanesques, alors que "Little Red Light", comme indiqué précédemment, lorgne plutôt du côté de Hendrix. "Couldn't I Just Tell You" a du inspirer pas mal de groupes power-pop de la mi-70's.
En revanche, la quatrième face est particulière et donne un contraste évident avec les précédentes. Sur cette dernière partie, Todd renverse son concept d'album solo et accueille avec lui tous les musiciens qui passaient à portée de son studio. Face concept, "Baby Needs a New Pair of Snakeskin Boots" semble être à propos d'un rockeur raté qui lorgne sur une de ses chanteuses... Jouée en live par les guests du Todd, cette face tient remarquablement bien la route, malgré l'absence des habituels overdubs méticuleux de l'artiste. On notera donc "Hello It's Me", autre grande ballade de Rundgren, "Dust In The Wind" et sa soul puissante, le blues scato de "Piss Aaron" et le final tout en beauté de "Slut".
Todd Rundgren inscrit ici son œuvre la plus cohérente, fait remarquable étant donné le format double de la galette. Merveille de studio, parfait résumé de la pop sixites/seventies, source d'inspiration majeure pour tous les incorrigibles popeux qui suivront, Something/Anything accumule les superlatifs et tient toujours autant la route presque 40 ans plus tard. L'album pourtant contient au moins deux chansons en dessous du reste ; la mièvre "Marlene" et la ballade piano "Torch Song". Mais ne boudons pas notre plaisir, ce ne sont certainement pas deux pistes sur vint-cinq qui raviront le statut d'œuvre majeure à ce disque. Affaire classée !