Il fallait que je finisse par écrire combien ce disque est grand, combien ce disque compte pour moi, dans ma vie. J'y ai souvent pensé, remâchant intérieurement des mots, des phrases, depuis longtemps oubliés. Et puis ce soir, Stevie Wonder et son meilleur album m'ont encore sauvé. De la déprime. D'une soirée morne, solitaire, indésirable. Je n'avais pas le moral, je n'avais envie de rien, et mon errance sur mon Ipod m'a ramené à "Songs in the Key of Life". Et maintenant je ne suis plus seul mais je suis dans une foule de souvenirs, de mémoires réunies, d'histoires belles et tristes, de moments de bonheur, de spirales de funk et de soul encuivrées. Oui je chante comme un fou dans mon salon. Oui, je danse un peu aussi. Il fallait bien que j'écrive alors, une fois pour toutes.

Je ne sais même pas vraiment par où commencer pour dire à quel point de disque est une merveille. Par quelque bout qu'on le prenne, on tombe nécessairement sur une pépite. Ici, j'aurais entamé directement sur "Sir Duke" et "I Wish", parce que j'avais besoin de me regonfler à bloc, mais même les chansons tristes qui suivent parfois ne m'ont pas engrisé le cœur. Il y a plusieurs types de chansons sur cet album somptueux et ample. Les brûlots funk qui foutent une pêche d'enfer. Les chansons terriblement émouvantes aux textes amers qui vous serrent le cœur. Les ballades soul sentimentales qui donnent des envies de câlins. Et puis il y a les morceaux fleuves, les hybrides, les concentrés de génie à l'état pur, où roulent des torrents de cuivre, d'or et de lumière, où des voix fondantes se mêlent et ondulent jusqu'à nos oreilles éblouies.

Bien sûr je pourrais parler longuement du contexte de création de ce disque merveilleux, de sa place dans la prolifique discographie du maître, de sa production irréprochable, indépassable, tantôt si confortablement datée et tantôt si étonnamment moderne ("All Day Sucker" par exemple a bien quelques années d'avance sur tout le monde). Mais je préfère vous dire que ce disque je l'ai aimé par à coups, par découvertes successives, par un morceau glané ici, écouté là, adoré un peu plus loin. Et puis, l'ayant depuis longtemps dompté et adopté, j'ai fini par en trouver une version vivante, solide, palpable.

Un magnifique double LP d'époque, avec l'épais livret de paroles, et qui aurait du contenir les 45t des "bonus tracks" (qui sont pas les plus mauvaises du disque, mais de toute manière tout est parfait sur cet album) mais qui manquaient, ravages du temps ou simple oubli du disquaire. Pochette écornée, disques qui craquent et grésillent avec humilité. Des centaines d'écoutes probables avant les miennes. Le disque respirait devant moi et je le regardais tourner, emporté par la musique, sidérale, malgré les évidents défauts d'usure. Pour rien au monde je ne sacrifierai ce disque qui est devenu mien. Peut-être céderai-je un jour au caprice futile de l'avoir en double, dans une version remasterisée, proprette et avec moins d'âme et de mémoire.

La musique donc. Difficile de dire ce que je préfère tant tout me convient. La sincérité émouvante d'un père aveugle qui dédie une chanson bouleversante à sa fille qu'il sait la plus belle du monde. L'engagement politique d'un poète pour les minorités et pour que l'histoire se souvienne de tous les grands hommes du combat pour l'égalité. La révolte d'un individu face à la misère persistante et qu'il a connu. La déclaration d'amour au métissage des cultures et le chant polyglotte. Le tribut du musicien de génie à ses idoles, maîtres et prédécesseurs. Le souvenir d'un enfant devenu adulte. Les joies et les peines de l'amour et du cœur. Les contes et chroniques du temps qui passe, des saisons qui se succèdent, de la terre qui tourne. Tout cela à la fois, et bien plus encore.

Et partout, partout, ces instrumentations démentes. Ces choix justes et efficaces. Ici de l'harmonica. Là une fanfare de cuivres. Encore un peu de chœurs féminins. Une large dose de percussion. Plus rarement, un clavier, une harpe, de la sobriété absolue. Un bon goût de tous les instants.

Plus qu'un album, une cosmogonie musicale.

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le 15 nov. 2013

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Krokodebil

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