Il est des albums où l'on oublie jamais ou et quand on était la toute première fois qu'on l'a écouté. La première fois que j'ai entendu Speaking In Tongues des Talking Heads, j'avais dix-huit ans et c'était le 1er janvier 2015. Pendant la soirée du Nouvel An, un pote et moi avions diffusé sur la sono "Genius Of Love" de Tom Tom Club, la version jouée pendant le concert-film de Talking Heads, Stop Making Sense. Cette chanson, ainsi que "Wordy Rappinghood", c'était nos années lycées, et des morceaux qu'on se passait sans arrêt entre deux B-52's et New Order. Pour une raison que j'ignore, même si je savais qui était David Byrne (pour avoir entendu x fois son "Like Humans Do" sur les Windows XP que j'avais eu entre les mains), j'avais toujours snobbé la musique de son groupe matrice. Et donc, pendant cette soirée là, après "Genius Of Love", on a oublié de changer la musique, et la vidéo a continué de jouer Stop Making Sense, et donc la chanson suivante de ce film, qui n'est autre que "Girlfriend Is Better", titre qui donne son nom au film et voit Byrne chanter habillé de son "Big Suit". Complètement impressionné par ce que je vois, je note mentalement que la première chose à faire en 2015 sera de me pencher à fond sur Byrne et Talking Heads. Le lendemain, une fois rentré chez moi, direction internet pour en savoir plus. J'apprends que Stop Making Sense est la captation de la tournée de l'album Speaking In Tongues, un album que je vais derechef écouter.
Et là, c'est le drame.
Ma vie bascule pour toujours au moment pile ou j'entends les premières mesures de "Burning Down The House". Toujours éméché de la soirée, je me mets à danser comme un taré dans mon appart, comme jamais je l'avais fait avant. Cette fois ça y'est, Talking Heads s'imprime définitivement dans mon ADN et il me sera impossible de faire marche arrière. Speaking In Tongues devient non seulement l'album qui m'a fait pénétrer dans l'univers de ce défunt groupe new-yorkais si unique, mais également l'un de mes albums préférés de tous les temps...
Speaking In Tongues (SiT, pour les intimes), c'est le cinquième album de Talking Heads. Composé entre juillet 1982 et février 1983, il sort le 31 mai 1983. Le quartet new-yorkais a déjà pondu quatre disques, quasiment tous fondamentaux en tous points, et en particulier le dernier en date, Remain in Light, sorti en octobre 1980, qui voyait le groupe fusionner new-wave et afrobeat tout en se servant du studio comme d'un véritable instrument de musique, le tout supervisé par le magicien du son Brian Eno. Aprés la sortie et la tournée de Remain In Light, le groupe s'est séparé une première fois pour se concentrer sur des projets solos : David Byrne part produire les B-52's pour Mesopotamia (une expérience qui s’avéra assez contre-productive, à lire ici pour en savoir plus) ainsi que son premier disque solo, The Catherine Wheel. Jerry Harrison, le clavier et second guitariste du groupe enregistre son premier album solo, The Red & The Black, continuation un poil plus funk/soul de Remain In Light. Enfin, les époux Chris Frantz et Tina Weymouth, respectivement batteur et bassiste du groupe, partent à Nassau fonder Tom Tom Club, et enregistrer leur premier album éponyme entourés de Chris Blackwell, Adrian Belew, Grace Jones, Lizzy Mercier Descloux, Ziggy Marley et Robert Palmer qui sont tous présents dans le studio, résultant en un disque particulièrement joyeux et groovy. Tom Tom Club connaitra d'ailleurs le succès plus vite que Talking Heads, ce qui donnera envie à David Byrne de reformer son groupe et de travailler toujours plus dur pour enfin décrocher la reconnaissance de ses pairs.
A nouveau réuni à la mi-1982, le groupe part en tournée mondiale, puis enregistre les bases de son prochain album aux Studios Compass Point de Nassau. Certainement influencé par Chris et Tina, le son du groupe quitte le côté paranoïaque froid et dur qui caractérisait les premiers albums pour gagner en chaleur et en groove. Côté composition, Talking Heads continue à travailler de la même manière que pour l'album précédent (sans Brian Eno, remercié parce qu'un poil trop control freak) : à partir de jam très longues, les membres du groupe composent de véritables strates d'instrumentations qui, mises bout-à-bout, créent un ensemble funky et dynamique. L'album, auto-produit, contient au final neufs pistes, toutes aussi marquantes les unes que les autres, pour un résultat aussi surprenant qu'homogène.
Speaking In Tongues enchaine les morceaux incroyables : de l'explosive ouverture de "Burning Down The House" jusque la romantico-douce-amère fermeture de "This Must Be The Place", on compte plusieurs chefs d’œuvres d'orchestrations funk-new wave ("Making Flippy Floppy", "Girlfriend Is Better", "Moon Rocks", "Pull Up The Roots"), mais également des titres qui puisent dans des registres d'inspiration différents : le blues pour "Swamp", le reggae pour "I Get Wild" ou encore le gospel sur "Slippery People". Tous ces titres sont construits autour des claviers de Wally Badarou et Bernie Worell (Parliament-Funkadelic), omniprésents sans pour autant dominer la production du disque qui reste avant tout composé de guitares, de basse et de batterie ainsi que de diverses percussions, ainsi que le violon de Ravi Shankar (pour le solo de "Making Flippy Floppy"). Talking Heads, à l'inverse de la plupart de ses contemporains (Devo avec Oh No ! It's Devo ou The B-52's avec Whammy!), évite donc de passer au tout synthétique. Si musicalement, on évolue vers des horizons moins sombres, les paroles de David Byrne, toujours chantées de manière aussi erratiques, perdent tout sens. Privilégiant le choix des mots pour leurs sonorités plutôt que pour leur lyrisme, on se retrouve parfois avec des textes sans queues-ni-têtes, qui, de manière bizarre, font sens à leur niveau propre. C'est là le génie de Byrne, qui inspiré par les transes religieuses qu'il a pu observer sur certains fidèles chrétiens, a décidé de nommer l'album "Speaking In Tongues" ("parler en langues") autrement dit, faire de la glossolalie, c'est-à-dire émettre des sons ou des syllabes qui n'appartiennent à aucun langage particulier, ce qui correspond bien à l'état d'esprit du disque en général.
Avec Speaking In Tongues, Talking Heads connaît son plus gros succès commercial et atterrit dans le Top 10 des charts pop américains, propulsé par "Burning Down The House" et son clip hors du commun qui passe en "heavy rotation" sur la toute nouvelle chaine musicale câblée, MTV. L'album est également apprécié du public et des fans pour la "seule" chanson d'amour que Byrne ait composée pour Talking Heads, à savoir "This Must Be The Place" et son lyrisme tout particulier. La chanson sera redécouverte et reprise un nombre inquantifiable de fois à partir des années 2000 (citons au hasard Arcade Fire ou MGMT). Le disque sort en deux versions vinyle, une normale (avec la pochette jaune signée Byrne himself), une "deluxe", plus rare et plus chère (vinyle transparent et pochette conçue par Robert Rauschenberg et des collages de publicités et d'emballages de confiseries). A noter également que la version vinyle et la plupart des versions CD sont écourtées de 7 minutes, tandis que les versions K7 et CD remastérisées retrouvent les versions "longues".
Avec ce disque et ce succès phénoménal aux Etats-Unis, Talking Heads s'est embarqué dans sa plus ambitieuse tournée (qui sera également la dernière), le "Big Suit Tour", nommé ainsi à cause du costume de scène que portait David Byrne pendant le rappel. Comme je le disait en intro, les trois derniers concerts de la tournée seront immortalisés par Jonathan Demme pour Stop Making Sense, un film et un album live indispensable pour tous fans de Talking Heads et de Speaking In Tongues.
Entrés dans la postérité grâce à ce disque, les Talking Heads ont continué leur carrière pendant encore un petit moment, sans toutefois retrouver la grâce musicale de la trilogie Fear Of Music / Remain In Light / Speaking In Tongues. Ce disque de 1983 reste souvent cités parmi les préférés des fans ou des néophytes, et même si j'adule un disque aussi puissant et bien produit que Remain In Light, je préfère son successeur pour de nombreuses raisons : pour celles citées en intro, mais également et tout simplement parce qu'il recueille la quasi totalité de mes chansons préférées du groupe. C'est typiquement le genre de disque qui met de bonne humeur, même quand tout va mal et qui mêle tout le génie avant-gardiste du groupe avec leur dimension la plus pop, et ce sans demander aucune contrepartie intellectuelle (sauf si évidemment vous tentez de percer le sens des paroles). Ce disque est à recommander à toutes les personnes qui cherchent à entrer dans l'univers de Talking Heads.