Il faut que je vous raconte, ce soir-là, à la Philharmonie de Paris. Salle comble, lumière tamisée, piano de concert, Steinway, immense, noir et chromé. Puis, soudainement, des coulisses, un petit être dégarni, chétif, se mouvant avec fluidité jusqu'à la scène, venant s'asseoir au pied de cet immense colosse noir, et de ses mains fines et minuscules, presque enfantines, vient le dompter par des caresses. Avant de s'asseoir, il regarde le public et le salue avec pudeur, en bon Japonais. Le silence est immédiat, le respect est total. Son orchestre joue d'abord. Reprend les thèmes si chers aux coeurs des spectateurs. Puis le pianiste prend le relai.
Il commence par les trois notes de Chihiro, le thème de la rivière, ces notes qui emportent, qui sont autant d'invitation au voyage, envolée onirique dans le monde de l'enfance. La salle s'efface, le réel se dissipe, me voilà près du piano et près de Chihiro et la musique de Hisaishi est si belle.... On vibre, on se tait, on le respecte avec déférence, la salle est subjuguée et conquise...
Joe Hisaishi est le fidèle compagnon des rêves de Miyazaki, des rêves de géants, des rêves d'enfant. Dans sa musique tout reflète plus que quiconque l'univers fantasque, doux et magnifique du réalisateur. A la manière du cinéma de Miyazaki, la musique de Hisaishi est une musique pleine d'intelligence, de sentiments purs et sincères, d'inquiétudes mélancoliques, de mystère, lorsque le sommeil nous surprend, de rêves éveillés, lorsqu'on regarde par un morceau de fenêtre.
Hisaishi c'est le coeur de Miyazaki, ou du moins le chemin le plus sûr qui y conduit, l'émotion pure, dans l'écrin élégant du Japon et de la musique symphonique. Il perce les secrets de l'enfance, passant de tous les états. Comme Miyazaki, le compositeur est sans cesse inventif et immédiatement reconnaissable, installant le même style, le même piano qui revient avec obsession aux mêmes thèmes, et qui nous berce et nous plonge dans un univers.
La bande-originale reflète le film, mélancolique et doux comme un rêve, fantasque et étrange comme un cauchemar. L'orchestre est exploitée dans son entièreté, du morceau introductif absolument merveilleux (thème de la rivière) aux moments inquiétants dans le palais de Yubaba, à grand renfort de piano, de dissonance, de glockenspiel, d'harpe, ou lors de la marche des Boules de Suie, vents et cuivres appesantis, ou encore lors de morceaux traditionnels dans les bains où résonnent les instruments du Japon de jadis, à la mélancolique la plus parfaite dans la 6ème station, moment d'extase, point d'acmé du film et de l'oeuvre musicale, où tout fait sens, et tout parle directement au coeur jusqu'à finir par aboutir à la douceur chaleureuse de la maison du marais. Il y a plein d'espoir, plein de joie, plein de bonté, plein de tristesse, plein de douceur, dans cette musique. Il y a de quoi, pour un enfant, comme pour un adulte, grandir, grandir comme les films de Miyazaki nous y invitent.
Hisaishi et Miyazaki ne forment qu'un tout absolument parfait et délicieux, des monstres de travail, méticuleux et détaillés mais dont le travail formel est si abouti qu'il ne semble ni compliqué ni difficile, mais absolument naturel et absolument parfait. Leur univers est à part, et continuera à n'en point douter à ravir les coeurs, même les plus austères.
Les mélomanes ne peuvent que s'incliner devant ce qui est un des meilleurs compositeurs de musique de film de sa génération, trop cantonné à une carrière japonaise hélas, que Kitano ou Miyazaki sont parvenus néanmoins à exporter et dont le style se marie si bien aux pérégrinations enfantines et à l'onirisme, thèmes chers à ces deux réalisateurs.
...Soudainement, Hisaishi se dresse, laisse à nouveau la place à l'orchestre, puis il reprend, appose ses mains sur l'instrument comme une absolution. Il dessine alors avec ses doigts de délicates arabesques. Les notes glissent, doucement, doucereusement même. Le thème de la 6ème station résonne dans la Philharmonie, on revoit Chihiro, cette petite fille, au bord de l'eau, sur un quai fantomatique, mélancolique et triste. Mon esprit se fige un instant, je retiens mon souffle de peur de gâcher la moindre note. L'océan et les îles, sertis d'une maison solitaire ou de quelques arbres impromptus apparaissent et défilent, l'immensité bleu, le train qui fuse et fend la mer. Hisaishi joue, se penche de plus en plus sur le piano, comme s'il allait finir par ne former plus qu'un avec lui, sans que l'on sache lequel des deux engloutira l'autre et plus la musique est poignante, et plus il empoigne l'instrument de ses mains allongées et enfantines. Le morceau s'éternise, et le coeur est déchiré entre la tristesse de sa mélodie et la joie de pouvoir l'entendre. Hisaishi pleure (je vous jure que c'est vrai), relève son corps chétif, et nous salue, et sa musique s'éteint ainsi, dans le silence d'une salle ayant retrouvé les secrets d'une enfance disparue.