En 2011, Suppléments de mensonge puisait son intitulé dans Le Gai Savoir de Nietzsche. Hubert-Félix Thiéfainedéfinit aujourd'hui l'inespoir comme "une absence d'espoir mais en même temps une absence de désespoir, c'est-à-dire une espèce de lucidité." *
Il précise par la suite : "J'ai été désespéré, ce n'est plus le cas. Mais je n'ai pas non plus le côté euphorique de ceux qui ont la foi. C'est terrible la lucidité, on a parfois envie de se mettre un bandeau sur les yeux". Voici donc une possible interprétation de la pochette de l'album Stratégie de l'inespoir, XVIIème du nom.
Choix périlleux que de confier les arrangements et la co-réalisation de ce nouvel opus à son fils cadet, Lucas. Surtout après la reconnaissance médiatique (trop tardive ?) venue des deux Victoires de la musique en 2012 qui ont glorifié l'album studio précédent. Le succès de Suppléments de mensonge fixe forcément la barre haut et Stratégie de l'inespoir peut susciter chez certains une attente sceptique. C'est dire la confiance qui règne dans leur complicité, que le jurassien n'a eut de cesse de partager avec son public. Cette collaboration ajoute à "Stratégie de l'inespoir" une touche de fraîcheur et de jeunesse, de pêche. Une touche presque électronique, qui colle parfaitement à l'univers artistique du sexagénaire.
A ceux qui martèleront "fils de" & compagnie, qu'il en advienne à chacun de juger par lui même le fruit de ce travail. En remontant le fleuve débute l'album et en est l'illustration parfaite. Enfin je ne doute à aucun instant que le public d'Hubert, fidèle depuis des décennies déjà, se réjouira de cette nouvelle association. Public qui côtoie Lucas Thiéfaine depuis ces 5 ans sur la scène de l'Olympia, puis à travers les différentes tournées, jusqu'à son passage à la production aujourd'hui. A noter que Lucas est désormais guitariste à temps complet sur la tournée.
Angélus, sorti il y a un mois, avait donné le ton (critique ici). L'album regorge de titres passionnants qui allient poésie et musique saisissantes pour un univers qui dégage une immense profondeur. Lubies sentimentales, co-écrite avec Cali, est par exemple une véritable ode à l'amour. On sait bien que dès la fin des années 1970, HFT chantait la fin d'un amour, à qui il suggérait de s'en remettre au vent sur une mélodie acoustique des plus moroses qu'il soit. Amour désaffecté évoque une histoire qui tombe en poussière en épousant aujourd'hui une musique bien plus enjouée. La plume d'Hubert n'a donc pas perdu de sa légèreté, comme en témoigne cette histoire de cœur au décès éperdument volatile. Truffée de références subtiles, ou plus explicites (Céline dans Retour à Célingrad & échec et barbarie du communisme sur Karagnada), l'écriture de cet album ne failli pas à celle à laquelle nous sommes habitués, mais le rendu est moins obscur, moins noir peut-être.
La modernité - j'entends ici modernité dans le sens innovant et non noyée dans une mode insipide - que j'ai évoquée plus haut se trouve également dans l'écriture de ce nouvel album, sur la piste Médiocratie... notamment. La plume d'HFT se conjugue à l'aire 2.0 et autres folies contemporaines, bien que résonne l'effluve d'un 68 pas si lointain :
"frères humains frangins damnés
sous la plage y a les pavés
médiocratie... médiacrité !"
Un album sous le signe de la filiation, bien présente dans l’œuvre d'HFT. Septembre rose et Tita dong-dong song sont les deux titres consacrés aux naissances de ses deux fils. La complicité artistique, musicale qui s'est nouée avec Lucas s'est construite de fils en aiguille, sur des années, et repose sur un socle solide. Stratégie de l'inespoir en est la consécration. Père & fils, une réinterprétation traduite fort habilement du titre Father & Son de Cat Stevens, dégage une sincère émotion et finit en apothéose un album d'une richesse unanime.