C'était il y a plusieurs décennies, dans les années soixante-dix, j'avais dix-neuf ans. J'habitais alors à Annecy, très jolie ville au bord d'un lac, comme une sorte de Venise montagnarde avec ses canaux courants à la place des rues. J'y faisais là un stage long dans une sorte d'institution pour sauvageons caractériels. C'est mon père qui m'avait trouvé ça, j'ambitionnais de marcher sur ses traces d'éducateur spécialisé pour jeunes mal dans leur vie, dans leur peau, dans leur tête ; des gamins pour qui tout allait mal !
C'était très difficile pour moi, trop, j'aurais pu y laisser ma santé mentale. Je n'étais guère plus âgé que ces furies. Je n'étais pas bien dans ma vie moi-même, je terminais mal mon adolescence. Me confronter à ces gamins que même Anton Makarenko (Anton Makarenko, éducateur soviétique, auteur de Poème pédagogique, recueil de magnifiques romans réalistes racontant les péripéties de ses expériences) aurait eu du mal à apprivoiser un peu, ça ne m'améliorait pas l'existentiel. Ils étaient si violents, si haineux et moi si petit, si faible et si désarmé. C'était une drôle d'idée de m'avoir envoyé là, au casse-pipe !
Annecy donc, popularisé par la sympathique série policière Cassandre ! Heureusement, l'environnement était tout à fait merveilleux. Heureusement, j'ai fait la connaissance d'une disquaire sympa avec laquelle je discutais musique. Je passais pas mal de mon temps libre dans sa boutique à écouter des trucs que j'aimais et d'autres qu'elle avait envie de me faire connaître, elle était très branchée rock progressif. J'étais très paumé à l'époque, mais il y avait la musique qui me servait d'encrage. C'est à cette époque-là qu'est sorti Udu Wudu, le sixième album de Magma, mon groupe préféré dans ce temps-là, et toujours d'ailleurs. À cette époque-là aussi, un jeune groupe talentueusement inconnu venait faire à Annecy la première partie d'une drôle de soirée. C'était la projection sur grand écran d'un concert du groupe déjà mythique "Yes", dont j'aime beaucoup un seul album : Close to the Edge. J'aime bien Yes, mais c'est affreusement gentil et mignon de mon point de vue de kobaïen presque fanatisé. Élevé dans le courant Rock In Opposition, habitué à écouter des trucs aussi dingo qu'Univers Zero, Henry Cow, Zao et d'autres, beaucoup d'autres aussi inconnus qu'eux, j'avais besoin de musiques plus relevées.
Drôle de concert, ça oui ! Avant d'aller plus loin, écoutez donc, sur Spotify, Bandcamp ou ailleurs, quelques passages de leur second album : Symphonie pour le jour où brûleront les cités. Les gaillards de Art Zoyd 3 (ils ont abandonné le « 3 » par la suite), c'est ce qu'ils ont joué ce soir-là, même pas peur les mecs, il fallait oser. Je ne les connaissais pas, j'avais probablement lu quelque part que leur musique avait quelque chose à voir avec celle de Magma. Déjà, en ce temps-là, je me piquais à Mékanik Destruktiw Kommandoh, le second et mythique album du groupe. Je me suis pointé, toujours à l’affût d'un miracle musical. Je crois que j'ai un naturel plutôt curieux, dans le domaine musical au moins. Je suis toujours à fureter dans des recoins que les médias le plus souvent ignorent, l'underground du rock progressif essentiellement européen. C'est vrai que de nos jours, grâce aux plateformes de diffusion de musique plus ou moins gratuites, je fais beaucoup de découvertes, au point de ne réécouter régulièrement que très peu de choses finalement.
Dès les premières notes, j'ai été scotché à mon fauteuil de cinéma. La musique proposée par le quatuor tout de noir vêtu était vraiment très brutale sur scène, dure et grave. En même temps, elle déployait un lyrisme qui me bouleversait. Sobre aussi, pas de batterie, une rythmique très efficace à la basse tenue par Thierry Zaboïtzeff qui joue aussi du violoncelle et qui chante. Un grand musicien qui m'a fait une méchante impression dans le fond du crâne, c'est resté, ça s'est même induré. Très sobre et très très sombre, qui t'assassinait à chaque coup de langue sur l'embouchure, Jean-Pierre Soarez et sa trompette. Le violon très dur de Gérard Hourbette, le compositeur moteur du groupe, sans oublier la guitare et les percussions d'Alain Eckert (c'est lui sur l'album, mais je ne suis pas sûr que c'était lui sur la scène). Symphonie extrêmement étrange et parfois dérangeante, construite sur le silence, les ruptures, les dissonances. Cette musique descriptive me surprenait sans cesse avec ses rythmes composés, son urgence et son intransigeance, ici pas de compromis avec le showbiz. Je devais écarquiller des billes démesurées pour ne rien en rater. Sûr que les quidams qui étaient venus en masse pour le Yes sur écran géant, il leur tardait que ça finisse, Art Zoyd, apparemment, ce n'était pas leur dope auriculaire. Moi, j'en voulais encore !
Je n'ai pas regardé le film de Yes, ça ne m'intéressait pas des masses. Je voulais rester sur les émotions fortes que j'avais vécues avec le groupe, je voulais rester sur cette ambiance post-apocalyptique. J'ai donc quitté la salle de cinéma en achetant mon premier vinyle de Art Zoyd 3, celui avec des instruments de musique sur la pochette.
Art Zoyd, j'ai continué de les aimer et je les aime encore, malgré les avions en papier des Yes'addicts agacés par les Deux images de la cité imbécile. Jusqu'au départ de Zaboïtzeff je leur ai été fidèle, puis c'est devenu autre chose, toujours un projet intéressant et original, mais moins ma tasse de thé, toujours plus d'électronique. Dr. Zab. a ensuite entamé une carrière en solo. Je n'aime pas tout ce qu'il fait, mais je le suis fidèlement. Je vous recommande le dernier album d'Art Zoyd que j'ai acheté, c'est magnifique. Sûr que ce n'est pas de la variétoche, mais il y a de la bonne technologie dedans, des voix superbes, des compositions de Thierry Zaboïtzeff qui tranchent avec l'atmosphère très austère de Gérard Hourbette. Enfin, bon, je ne suis pas un critique musical. Vous pouvez aller le découvrir, il s'appelle Berlin, ça remet les osselets dans l'ordre.