Jadis, concevoir qu'un album de Dream Theater soit mauvais relevait à mon sens de l'oxymore ou était une idée étroitement liée au concept d'impossibilité. Non pas que chaque effort antérieur du quintet américain ait touché la perfection, loin s'en faut. Mais là où auparavant, il y avait toujours LA mélodie, LE solo, LES paroles, bref, LE petit quelque chose, à la fois terriblement subjectif et difficilement définissable, qui permettait de dédouaner les productions moyennes du groupe ou de finalement les apprécier à la longue (cf. Awake), force est ici de constater l'absence du moindre frisson de plaisir à l'écoute de ce Systematic Chaos.
Avec un titre qui annonçait un « chaos organisé », on pouvait présager (en tous cas, pour l'auditeur parfois un brin naïf que je suis), moults délires musicaux certes très techniques (après tout, c'est un peu la marque de fabrique de ces musiciens new-yorkais) mais nantis d'un minimum de musicalité. Hélas, trop peu de ce dernier ingrédient dans une galette qui s'avère plutôt être un joyeux bordel (négativement connoté malheureusement). La dégustation s'annonçait compliquée. Et pourtant ...
Et pourtant, cela avait plutôt bien commencé par un In the Presence of Ennemies pt. 1 essentiellement instrumental où Myung, Rudess, Portnoy et Petrucci font leur entrée dans une introduction assez bien réussie il faut le dire et qui contient déjà tous les éléments dont on se nourrira à foison en arpentant les pistes suivantes : de la technicité (on l'a déjà mentionné) couplée à un aspect plus brutal, voire « in your face » (notamment lors de la reprise du thème qui précède les premières lignes de chant de Labrie) s'alternant parfois avec des passages plus calmes ou planants. Mais si elle est plaisante, cette mise en bouche me donne néanmoins l'impression de tirer en longueur (près de neuf minutes tout de même !) et d'être très inégale, d'où mon ressenti mitigé sur cette première salve.
On passera rapidement sur un Forsaken qui rappelle dans certains côtés le Bring me to life d'Evanescence. Difficile de dire si cela l'est en bien ou en mal, la question n'est pas là (la reprise d'influences étant une autre caractéristique du quintet, avec des fortunes très diverses selon les albums). Le fait est que – encore une fois à mon humble avis – la structure du single traditionnel (couplet-refrain-couplet) ne convient tout simplement aux virtuoses auxquels nous avons affaire. La chanson n'est pas mauvaise en soi (et elle passe haut la main l'épreuve du live pour l'avoir eu deux fois) mais au niveau d'un groupe comme Dream Theater, elle reste anecdotique dans leur immense discographie, à l'instar d'un I Walk beside you par exemple.
Comme pour me faire mentir, voilà Constant Motion qui déboule. Un de ces titres qui divise, entre ceux qui l'adorent et ceux qui le considèrent comme une mauvaise repompe de Blackened de Metallica (chant compris). Pour ma part, je me range dans la première catégorie et apprécie pleinement cette mélodie bien tranchante comme il faut, avec un superbe riff de basse, un solo de guitare jouissif (tout le contraire de la bouillie sonore du clavier), un break impressionnant et une tournante chant « aigu » de Labrie/ chant « grave » de Portnoy utilisée à bon escient (même si c'est une ficelle qui a été déjà usée jusqu'à la corde sur les opus précédents).
Pas encore rassasié de sonorités métal ? Alors l'ingestion de The Dark Eternal Night pourra plus que probablement vous achever. Morceau lourd (ce son de guitare ! ...), alambiqué et à la construction parfois caduque, « TDE » est une sorte de carte de visite concoctée par le quintet pour nous montrer que oui, il sait jouer des trucs très compliqués. Et qu'est-ce qui résulte de cette branlette collective ? Pas grand-chose, si ce n'est que ce titre s'apparente à une grosse part de brownie trop chocolaté : on s'en lèche les babines à l'avance puis on est déjà écoeuré dès la première bouchée. Autant dire que l'expérience tournera court face à ce monolithe de plus de douze minutes mal construites.
Même constat pour Repentance qui propose ici une dizaines de minutes nanties du calme de l'acoustique mais encore une fois trop longues (n'est pas Opeth qui veut ...) et ce, même s'il faut reconnaître que la mélodie n'est dépourvue de qualités, notamment grâce au magnifique solo dont nous gratifie Petrucci dans les ultimes instants du morceau ainsi qu'aux différents témoignages des amis de Portnoy pour agrémenter ce segment de sa célèbre AA suite.
Prophets of War constitue une bonne surprise après ces deux énormes mastodontes. Il s'agit, en effet, d'un morceau court, efficace quoique plus orienté « techno » que rock et mâtiné de références à Muse et à Queen (c'est flagrant dans les chœurs). Il semble en tous cas taillé pour une prestation sur scène face à un public (en délire) reprenant les paroles à plein poumons. On retrouve un DT qui déroute, qui divise, peut-être pas de la manière la plus brillante qui soit mais de façon suffisamment convaincante pour qu'on laisse une chance à cette piste pour le moins rythmée.
Nouvelle épaisse part de gâteau progressif avec The Ministry of Lost Souls. Personnellement, ce morceau est pour moi une « tierce » réussite. D'une part, parce que l'intro et la conclusion de cette chanson sont en effet de l'ordre de l'abominable : le commencement en acoustique ainsi que le refrain soutenu par de pauvres distorsions sont sirupeux à souhait et si leur but était de susciter l'émotion chez l'auditeur et de l'imprégner d'une atmosphère, autant dire que le coche est manqué et bien raté. D'autre part, et a contrario de ce qui a été dit juste au-dessus, la section instrumentale complètement barrée fait mouche avec un petit shred de Petrucci qui, sans casser trois pattes à un canard, reste agréable à appréhender.
Cette écoute éprouvante se termine par la deuxième partie d'In The Presence of Ennemies. Soyons clairs et francs : autant la première partie du titre avait quelques mérites, autant cette dernière fait s'écrouler un édifice beaucoup trop imposant pour ses fondations. Encore une fois trop longue, pourvue de lignes de chant plates et d'un refrain du même acabit, la chanson ne décolle jamais vraiment (seule la section des chœurs reste sympathique et encore ...) avant d'être définitivement clouée au sol par une succession de solos de clavier et de guitare où la notion de musicalité, qui a fait de brèves apparitions tout au long du disque, se voit définitivement persona non grata. Cet écueil – que l'on retrouve beaucoup chez le groupe et qui a fait, fait et fera encore les beaux jours de ses détracteurs – est d'autant plus dommage que l'idée de couper une longue œuvre musicale en deux était inédite chez Dream Theater et aurait pu accoucher d'un résultat intéressant ... Coup dans l'eau !
C'est donc une grosse déception qui découle de cette galette. Trop lourde, trop calibrée, trop automatique et manquant cruellement d'originalité (ou, si vous préférez, usant de l'originalité d'autres musiciens), elle posera une fois de plus le débat du rythme effréné adopté par le groupe depuis les années 2000 et de la carence de créativité qui se fait de plus en plus sentir au fil des productions enregistrées par Dream Theater.