A chaque fois que sort un nouvel album de Muse, les détracteurs et les adorateurs recherchent communément par où le groupe a fait preuve de culot, les premiers pour s’en moquer systématiquement, les seconds pour s’en remplir les oreilles avant de déclamer leur sentence. Il y a bien dans The Second Law quelques superfluités, redondances internes et répétitions de schémas antérieurs, mais c’est encore une fois l’innovation qui retient le plus l’attention. Cette dernière est d’autant plus sollicitée que la musique de Muse peut demander un effort d’intellectualisation dont l’effet apparaît à l’issue de plusieurs écoutes : en anticipant ce qui va venir, l’auditeur complaisant apprécie d’autant plus ce qu’il écoute à l’instant t.
La première caractéristique frappante de cet album est son plurivocalisme. Autrement dit, il est habité par de nombreuses voix, qu’elles soient réelles ou simplement suggérées. Entre autres, on croirait presque être porté par le groove de Flea sur « Panic Station » et entendre des « ooh » sortis des tréfonds du coffre de Bono sur « Follow Me ». Ne manquant pas d’autodérision, Matthew Bellamy a décrit l’album comme une "odyssée christiano-gangsta rap-jazz, avec du dubstep ambiant rebelle, et du metal flamenco cowboy psychédélique". On ne retrouve certes pas tous les ingrédients mentionnés, mais il est indéniable que les horizons abordés sont très divers. Le rendu final est conséquemment hétéroclite ; ainsi, le fantôme de Chopin n’empêche pas les formes de musique les plus récentes de s’exprimer. Le fait que Muse se soit inspiré de Skrillex, qui est un peu au dubstep ce que Grégoire est à la chanson française, laissait présager le pire, mais ils s’en sortent finalement très bien dans la mesure où leur musique participe de plusieurs genres sans jamais s’inscrire dans un genre particulier. La façon dont ils parviennent à mêler le dubstep à de la musique classique, sur fond de voix radiophonique alarmiste, fait ainsi de la suite « Unsustainable » une œuvre unique, novatrice - et réussie.
Une autre approche pourrait concerner la pluralité de tons de l’album. Dominic Howard est en pleine forme, et son jeu de batterie semble parfois commander l’alternance entre moments calmes et moments rageurs. L’album manque un peu de grâce, mais il ne manque pas de classe. C’est avec tambours et trompettes que Matthew Bellamy fait retentir sa voix prodigieuse. Le côté « pompeux » ou « grandiloquent » qu’on reproche parfois à Muse est donc au rendez-vous, mais il ne s’agit pas d’un simple feu d’artifice. Le queenesque « Survival » (qui a été évincé des Jeux Olympiques de Londres dont il devait être l’hymne) parvient ainsi à atteindre un état qu’on pourrait se risquer à qualifier de « grandiose » - la nuance avec « grandiloquent » est importante - grâce à la chorale qui martèle impitoyablement son jugement dernier devant l’individu qui cherche à prouver sa force. Muse n’avait peut-être rien écrit d’aussi mégalomane depuis la belle époque de « Space Dementia ».
Malheureusement, l’album est très inégal. « Animals » est ravissant par sa capacité à monter en intensité à l’insu de l’auditeur et son perpétuel solo de guitare, mais les autres titres qui composent la deuxième moitié de l’album soit globalement moins bons que ceux de la première moitié. Un sentiment étrange guette à la découverte de la voix de Christopher Wolstenholme. Si l’adepte de Muse ne peut que féliciter le leader de s’effacer au profit du bassiste, la prestation de l’ancien alcoolique n’est guère convaincante : ce n’est pas le rock basique de « Liquid State » qui fait pardonner l’impression d’avoir assisté à une simple répétition de gammes sur le prometteur mais décevant « Save Me ». Cela dit, certaines chansons de Matthew Bellamy ne valent guère mieux. Souvent, le génie créatif du groupe ne se manifeste que le temps d’une descente de basse ou d’une note de piano fort bien placée, ce qui ne justifie pas la longueur du suave « Explorers » ou l’aspect trop commercial de « Big Freeze ». Le trio avait initialement prévu un retour plus intimiste, mais les morceaux « intimistes » de l’album sont en fait les moins bons – si l’on excepte « Madness », chanson de la respiration et du dévoilement. C’est donc, comme sur les albums précédents, la dynamique interne qui importe le plus.
Enfin, que dire ce disque quant à sa signification ? Le simple choix de titres comme « Supremacy » et « Survival » laisse deviner que les thèmes abordés dans l’album sont aussi sérieux qu’à l’accoutumée. En fait, ils le sont plus que jamais. Pour bien comprendre The 2nd Law, une petite réflexion sur son sens philosophique peut être enrichissante. La « deuxième loi » en question est celle de la thermodynamique, qui stipule qu’un « système isolé » où l’énergie est constante voit son « entropie » (ou désordre) augmenter inéluctablement. L’idée générale de Muse est d’ordre politique puisqu’ils appliquent ce principe à la société de consommation, laquelle ne peut donc pas être « soutenue ». Certaines chansons insistent davantage sur le rôle historique de l’Homme dans ce processus de soumission de la nature à une économie vouée à l’échec. De la même manière que la musique participe de plusieurs influences, les paroles participent de plusieurs pensées, naviguant entre l’élan de vie bergsonien, la théorie systémique de la décroissance et le darwinisme spencerien. Ainsi, cet album est, dans la lignée de The Resistance, un album conceptuel où la trame générale et son instrumentalisation se soutiennent. L’arborescence synaptique qui illustre la pochette confirme qu’il s’agit moins d’interpréter les remous superficiels de l’âme de l’être humain que de matérialiser les bouleversements profonds induits par son esprit.
Contrairement à une croyance largement répandue dans la population, ce que les Mayas avaient prévu pour 2012 n’était pas la fin du monde mais l’inauguration d’une nouvelle ère. L’album que nous offre Muse cette année illustre parfaitement un tel renouveau. C’est davantage conceptuel que musical, et par moments on reste sur notre faim, mais on ne peut que saluer l’effort d’un groupe d’envergure qui cherche à se renouveler dans son style tout en renforçant une singularité qu’ils ont toujours gardée jusque-là. The 2nd Law est un discours terrible, mais la résistance continue…