Cabaret Voltaire 82-86 / Vol.1 : Le Chant des Machines

Il n'y a pas que des usines à Sheffield

Cabaret Voltaire, à la base, est un trio fondé vers 1974 dans la ville industrielle de Sheffield autour de Chris Watson, Stephen Mallinder et Richard H Kirk. Si, quand ils se rencontrent, le premier est un peu plus vieux et travaille déjà comme ingénieur dans une compagnie de télécoms ; les deux derniers sont des étudiants en art. Les trois sont fascinés par la musique, mais aussi par le cinéma. Rapidement, cherchant à créer un projet d'art en commun, ils décident de s'allier dans un ancien bureau d'une usine dans le centre ville pour créer quelque chose qui peut s'apparenter à de la musique, mais surtout à des recherches sonores. Entourés de plusieurs magnétophones, de vieux orgues des années 1960 (qui comportent des boîtes à rythmes rudimentaires) et d'une passion pour l'actualité, ils trafiquent leurs premières bandes dans ce bureau transformé en studio qu'ils renomment vite Western Works , histoire de faire comme le Velvet Underground et leur Factory et surtout Kraftwerk et leur Kling Klang . A partir du milieu des années 1970, Mallinder se met à « jouer » de la basse et Kirk de la guitare, pas vraiment comme des musiciens, mais plutôt comme des ingénieurs explorant une nouvelle source afin de créer des sons. Tout au long de cette décennie, les Cabaret perfectionnent une musique à la fois psychédélique, bruitiste et plutôt dure qu'on va vite dénommer comme étant de la musique « industrielle », terme inventé par leurs comparses anglais de Throbbing Gristle, avec qui ils deviennent d'ailleurs rapidement amis.


Leurs premiers concerts se font en même temps que le lancement de la scène punk, et ils sont rapidement considérés comme des illuminés, comme beaucoup de leurs comparses originaires de Sheffield (comme les futurs Human League avec qui ils traînent pendant un temps). En 1978, après avoir sorti deux titres sur le label de Tony Wilson, Factory, ils signent finalement chez Rough Trade et sortent l'année suivante leur premier album, The Mix-Up, qui résume assez bien le son du groupe à cette époque : boites à rythmes sommaires, samples de voix d'hommes politiques ou de journaux télévisés désincarnés, instruments et voix traités avec moults effets de distorsion et de reverb. Si le succès n'est que très sommaire, les Cabaret Voltaire partent quand même régulièrement en tournée, souvent aux côtés de leurs amis de Joy Division et de The Fall.


Les capacités de Mallinder et Kirk avec leurs instruments deviennent de plus en plus intéressantes, à mesure que Watson se met à jouer de l'orgue. Vient le single « Nag, Nag, Nag » et un deuxième album, The Voice Of America, qui va permettre au groupe d'asseoir une certaine popularité dans les cercles les plus intellos de l'Occident. Après l'album Red Mecca sorti en 1981, disque plus construit musicalement et lorgnant davantage vers le dub psychédélique (avec un vrai batteur, cette fois), Chris Watson quitte le groupe et rejoint la BBC comme ingénieur du son. Kirk et Mallinder continuent en duo et sortent un dernier album pour le compte de Rough Trade, 2X45, qui développe davantage le son de Red Mecca et commence déjà a préfigurer une certaine envie de faire des choses plus dansantes.


Le chant des machines

C'est « Yashar », titre aux sonorités orientales extrait de 2X45, remixé par John Robie, célèbre producteur new yorkais, qui va impulser davantage encore ce changement. En 1982, le groupe entame un tournant et quitte le label Rough Trade après une courte tournée au Japon. Une fois de retour, c'est Stevo, l’inénarrable patron du label Some Bizarre qui leur propose un contrat. Après avoir signé Soft Cell, The The mais aussi Psychic TV (le projet de Genesis P-Orridge suite à l'implosion de Throbbing Gristle); Stevo s'offre Cabaret Voltaire en leur proposant d'être distribué par une major, dans ce cas précis : Virgin Records, qui n'est pas étranger en musique électronique ou expérimentale (citons Mike Oldfield, Tangerine Dream ou Public Image Limited). Ce nouveau contrat, avec une belle avance de cinquante mille livres à la clé, permet au groupe de s'offrir synthétiseurs et boîtes à rythmes. Virgin leur propose alors d'enregistrer un album dans un studio accompagné d'un co-producteur, et les pousse à créer une musique plus « façile », histoire de s'assurer un certain retour sur investissement.


Kirk et Mallinder déménagent donc un temps aux Trident Studios de Londres, chose absolument nouvelle pour le groupe étant donné que toutes leurs productions précédentes étaient enregistrées chez eux, dans leur studio Western Works. C'est Flood, encore tout jeune, qui est choisi pour aider le groupe à mieux effectuer sa transition vers un son plus « lisse ». Le groupe emprunte également un sampler, ce qui va considérablement marquer ce son nouveau. Comme toujours, c'est Kirk qui est à la tête de la composition, Mallinder ne s'occupant que d'écrire, de chanter ses paroles et de jouer un peu de basse, mais de manière plus « funky » que jamais. Est également appelé à la batterie Alan Fish, qui accompagne le groupe en concert depuis un an ou deux. Au bout de quelques semaines de studios en décembre 1982 et janvier 1983, le groupe sort The Crackdown (en français : le resserrement) en août 1983. Sans être un succès public majeur, la critique anglaise ne manque pas de louanges. Le son du groupe est changé pour toujours, évoluant du dub industriel vers un électro-funk sinistre.


La plupart des fans crient au « sellout », que Cabaret Voltaire s'est mis à faire « de la disco de merde ». Le groupe, et principalement Stephen Mallinder puisque Kirk est assez allergique à ce type d'exercice, dément en interview :

Ce n'est pas nous qui sommes allés vers la disco, mais plutôt la disco qui s'est mis à nous imiter. Ce changement s'est donc fait naturellement.

A la défense du groupe, toute la paranoïa si chère aux premiers enregistrements de Cabaret Voltaire est toujours bien présente dans The Crackdown. Richard Kirk, qui passe la plupart de ses journées reclus chez lui à regarder la télévision en fumant du cannabis, est d'ailleurs le principal instigateur de cette esthétique. Maniant le magnétoscope mais aussi l'enregistreur comme personne, c'est là que prennent source tous ces samples qu'on entends sur les disques et ces images projetées derrière le groupe pendant les concerts. Se voulant également comme un groupe de commentateurs politique et sociaux, les Cabaret Voltaire font souvent le lien entre musique et discours politisé, voire même satirique. Si The Crackdown est un changement dans la manière de produire la musique, il est dans le prolongement des propos déjà tenus par le groupe auparavant : critique de l'information de masse sur « 24-24 » et « Over and Over », de la répression policière dans « In The Shadows » et « Haïti » et plus globalement du climat social de l'Angleterre de Thatcher, avec un certain humour cynique sur « Why Kill Time (When You Can Kill Yourself) ». De l'album émanent également deux singles, accompagnés de leurs clips signés Peter Care; « Just Fascination », sa rythmique chaloupée, ses synthétiseurs groovys et la voix suave et douce de Mallinder qui dégage un certain érotisme ; mais également le morceau titre, « Crackdown », beaucoup plus « kraftwerkien » dans l'instrumentation. C'est là les premiers pas du groupe vers une musique beaucoup plus dansante.


C'est, selon moi, avec The Crackdown que Richard Kirk et Stephen Mallinder s'imposent définitivement dans l'histoire de la musique en signant ce qui reste certainement comme leur meilleur album, dans le sens ou les morceaux sont tous de très bonne qualité et en fait quelque chose d'assez homogène et novateur. Peut-être que l'apport de Flood (futur producteur de Depeche Mode et de U2) et la participation de Dave Ball de Soft Cell aux claviers y est pour quelque chose.


Désormais un poil plus connus, les Cabaret Voltaire partent tout le reste de l'année 1983 en tournée, toujours accompagnés d'Alan Fish à la batterie. Ils jouent en Espagne (ou ils seront filmés pour la légendaire émission La Edad De Oro), en Allemagne, en Angleterre, aux Pays Bas mais également en France, avec un concert aux 120 Nuits à Paris mais également au tout nouveau (à l'époque) festival des Transmusicales de Rennes (dont il subsiste quelques images). Ces concerts sont souvent remplis de fans, anciens et nouveaux, qui découvrent un groupe renforcé et prêt à partir vers de nouveaux horizons...


Cycle Cabaret Voltaire 1982-1986, critiques en quatre volumes :

Volume 1 : Le Chant des Machines (The Crackdown)

Volume 2 : Des Espions dans les Tuyaux (Micro-Phonies)

Volume 3 : Eteins mes ardeurs à l'Essence (Drinking Gasoline)

Volume 4 : Au Pays de Charlie M (The Covenant, The Sword And The Arm Of The Lord)

Blank_Frank
9
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le 1 sept. 2024

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