On reconnaît un grand album à sa capacité à fédérer une population disparate et à en dégager un pur moment d'émotion. C'est ce dont j'ai été témoin, en ce soir pas si lointain de février, quand, sur la place du Panthéon à Rome, un groupe de guitaristes amateurs s'est mis à reprendre assez fidèlement l'album de Pink Floyd. Une jeune fille hispanique s'est alors détachée du public pour livrer son chant à l'auditoire improvisé et nous, Français, étions ravis par tant de beauté.


Pour Michael Wale du Times, à qui The Dark Side of the Moon fut joué en avant-première en 1972, l'album «faisait naturellement monter les larmes aux yeux.



C'était d'une clarté tellement parfaite, qui vous remettait en
question d'un point de vue musical.



Là est la force du groupe, que d'avoir adapté la forme musicale des chansons au concept plus général de l'album. Quel est-il donc, ce concept ?


Sa particularité est à chercher du côté de l'unité même. Sur le fond comme sur la forme -même si, comme on nous l’a rabâché 20 fois au cours de notre scolarité, il ne faut SURTOUT PAS séparer ces deux termes par nature inextricables (vous entendez la voix du prof de français qui résonne dans la salle de classe aux murs jaunis ?)- The Dark Side of the Moon mime l'un avec un grand U.


Les chansons s'enchaînent sans interruption, c'est une petite révolution dans le milieu du rock. On parlera plus tard de «concept album», preuve de l'importance occupée par la réflexion sur la forme du disque, loin d'être anodine. Une telle unité influe sur le thème et les paroles des chansons : qu'est-ce que l'unité suprême, si ce n'est la vie ?


Pour autant, l'album n'est pas un bloc, ni un seul état. Au contraire, il est le symbole de l'incarnation de l'Un en de multiples réalités, comme les rayons diffractés par le prisme sur la pochette de l'album qui proviennent pourtant d'une même source de lumière. L'unité est aussi cosmique, c'est celle de l'astre ; or l'astre comprend néanmoins toujours deux faces, en fonction du point de vue de l'observateur. Ici, l'astre est lunaire et le côté n'est pas le plus clair.



Mais venons-en à l'essentiel, c'est-à-dire au prisme d'appréhension de la vie adopté par Pink Floyd : la folie.



L'enjeu de The Dark Side of the Moon est en effet de reproduire ce qui rend fou, de l'illustrer musicalement. Poussés par une nécessité intérieure et touchés par le triste sort de leur ancien compagnon de jeu Syd Barrett, les quatre musiciens du groupe s'efforcent de coller au plus près de cette folie qui guette tout un chacun, et d'autant plus lors des tournées qu'ils enchaînent inlassablement.


La seule échappatoire possible est l'art, lorsque celui-ci est encore maîtrisé (qui pourrait refuser au génie qu'est Syd Barrett le statut d'artiste ?). En fait, l'artiste est paradoxalement celui qui accepte de se faire fou afin de toucher l'autre, qui partage fondamentalement sa folie. Pour ce faire, il catalyse sa propre folie dans un projet «rationnel» et universellement beau, d'un point de vue kantien. Le succès du huitième album de Pink Floyd doit donc beaucoup à la pertinence du thème dont il est imprégné.


Le génie du groupe a été d'associer cet état mental humain avec sa représentation cosmique. Si le parallèle est plus facile à établir en anglais, puisque «lunatic» a un sens plus fort que «lunatique», les deux termes ont en commun de désigner cet état de conscience ponctuellement ou systématiquement altérée. Le lunatique ou bipolaire est celui qui change de face au grès de la position de la lune, quand le «lunatic», que l'on peut traduire par fou, est un patient dangereux doté de troubles comportementaux permanents. Même si le lien scientifique n'est pas avéré, la légende urbaine, elle, est bien ancrée dans les esprits : la lune bénéficie dans l'imaginaire collectif d'un pouvoir magnétique, quasi électrisant, et rythme notre vie comme elle rythme les marées.


Suivant un parallèle astrologique répandu, la lune nous renverrait en fait une image de nous-mêmes. La tradition veut effectivement que les astres disent des choses sur ceux qui les observent. L'illustration la plus banale de cette pratique est à chercher du côté des signes astrologiques que l'on nous attribue à la naissance, et qui sont censés révéler un trait de caractère commun à tous ceux qui naissent à la même période de l'année.



Car c'est en définitive bien la Terre, et non l'astre lunaire, qui
porte les fous.



Et cette manie de chercher dans l'infiniment grand un miroir de l'âme est bien plus vieille que Pink Floyd, puisque Pascal lui avait déjà consacré un très beau texte dans ses Pensées. Dans «les deux infinis», il montre que l'homme est perdu, ne trouvant pas sa place entre l'infiniment grand et le monde microscopique. Dès lors, on conçoit sans trop de difficultés que cette mal-adaptation est à l'origine, dans la psychologie moderne, de troubles de la personnalité.


C'est donc fort de toutes ces considérations sur le genre humain que Pink Floyd a su composer un album d'anthologie, qui balaie à la fois tous les thèmes primaires de la vie (de la naissance avec «Breathe» à la dissolution finale semblable à une «Eclipse», du temps qui passe et sur lequel on n'a pas de prise avec «Time» à la corruption généralisée de «Money», qui est ironiquement -et à mon avis très injustement- la chanson qui a connu le plus grand succès...).


Néanmoins, la part de réflexion et l'élaboration musicale poussée ne mettent jamais à mal la part de spontanéité qui fait toute la beauté des plus grands morceaux. Ainsi en est-il du bijou de l'album, The Great Gig in the Sky, qui donne à entendre la voix puissante et limpide de Clare Torry, une soliste engagée à l'essai et dont la première tentative, totalement improvisée et à sa grande surprise, fut la bonne.

de_cosa
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le 9 avr. 2015

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