S’acharner dans la même voie quand tout le monde est contre vous. Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? L’entêtement peut mener aux plus grandes catastrophes… Comme aux meilleures réussites si la passion et la volonté de ne pas s’enfermer dans un univers codifié sont présentes. Contrairement à leur premier effort, Kitchens of Distinction n’aura pas perdu de temps entre Strange Free World et ce 3ème disque studio. Le début des années 1990 étant une période particulière. La percée médiatique du grunge fut un énorme coup dur pour la scène Anglaise qui venait de se faire éclipser par des punks fans de hard rock et de noise rock. Surtout que le bouillonnement créatif ne s’opérait pas que du côté du rock. Le gangsta rap est également en train d’émerger et la techno bâtie de solides fondations sur les cendres encore chaudes de l’acid house.
Une aubaine pour les amateurs de musiques amplifiées, un calvaire pour les shoegazers. Car c’est à partir de ce moment précis que cette scène (factice en vérité, parce que les liens amicaux étaient finalement plus forts que les connexions musicales) va subir toutes sortes de quolibets en raison de son caractère abstrait et de son manque d’efficacité face à des musiques plus furieuses et immédiates.
Tout ce que je viens d’écrire peut être résumé par le titre de cet album : The Death of Cool. Officiellement, c’est un clin d’œil au Birth of the Cool de Miles Davis. Pourtant, comment ne pas songer à la situation actuelle du groupe et de tout le shoegaze ? Car le style est désormais déclaré "anti-cool" et les critiques seront sans pitié, moqueuses et surtout de mauvaise foi envers une musique qu’elles étaient les premières à glorifier quelques années plus tôt. C’est ça qui est magique avec cet album. Il prouve que c’est dans l’adversité que les hommes sont capables de donner le meilleur d’eux même. Les natifs de Tooting ne vont pas se laisser décourager. Ils vont bosser dur (et toujours avec le producteur Hugh Jones) pour composer leur chef d’œuvre. Le son est moins luxuriant que celui du précédent skeud. Plus lisse mais aussi plus puissant, ce qui n’est pas un mal. Il met aussi mieux en valeur les puissantes lignes de basse de Patrick Fitzgerald.
A ce sujet, ce dernier n’en finit pas de dégager une sincérité vibrante. "What Happens Now?" est même meilleur que les intro de leurs précédentes sorties. La rythmique implacable est encore là. Transformant cette épopée, rendue atmosphérique grâce aux sons de gratte de Julian Swales, en une musique épique et puissante. "On Tooting Broadway Station" est aussi d’une justesse déchirante. Les paroles de Fitzgerald fusionnant parfaitement avec la tristesse de la musique.
En matière de songwriting, le groupe est donc à son meilleur. Cependant, ils osent également se lancer dans l’art du jam, au risque de se mettre à dos cette presse qui ne jure que par les tubes. De longues pièces vaporeuses complètent dorénavant leur identité. Les mélodies accrocheuses sont mises de côté pour nous embarquer dans un voyage sonique aux confins du space rock et du dub… Puisque "Gone World Gone" nous remémore que leur chanteur ne tissait pas d’épaisses lignes de basse sans raison. Il ne faut pas oublier que la formation s’est rencontrée (selon la légende) lors d’un festival sur Burning Spear, grande figure du reggae.
Mais le titre qu’il ne faut pas laisser passer sous silence est bien évidemment "Blue Pedal". Ceux qui croient que le shoegaze n’a jamais poussé le rock sur la voie de l’expérimentation et du post-rock (dans son sens premier du terme) doivent écouter ce titre. Plus de 7 minutes de climax intense, où la basse de Fitzgerald sert de guide au milieu d'une ambiance planante qui s’engage petit à petit dans un mur du son à décorner tous les cocus de la terre. Après un tel barrage sonore, The Death of Cool ne pouvait se conclure qu’en compagnie d’une ultime plage apaisante. Même l’intervention de ce saxophone pioché dans un téléfilm érotique des 80s ne gâche pas notre plaisir, au contraire.
Un plaisir qui n’a pas été partagé par grand monde hélas. The Death of Cool sera passé absolument inaperçu. Tant d’efforts pour rien en retour ? Kitchens of Distinction continuera néanmoins à avancer, quitte à perdre en pertinence. Ce qui rend obligatoirement ce disque estimable.
Chronique consultable sur Forces Parallèles.