Deux anecdotes reviennent sans cesse quand on parle du premier album solo d'Iggy Pop. La première est que ce disque a fortement influencé, à égalité avec la trilogie berlinoise de Bowie (qui est ici producteur de l'album), le mouvement post-punk. La seconde est que Ian Curtis, chanteur de Joy Division, l'a écouté juste avant de se pendre, le 18 mai 1980, signant ainsi la première mort de la formation de Manchester. Ainsi, « The Idiot » est probablement un des rares albums a avoir précipité la naissance puis la mort d'un style musical. D'ailleurs, une dichotomie entre vitalité rock et esthétique morbide parcourt toute cette oeuvre.
L'héritage que ces huit morceaux laissent au post-punk est effectivement énorme. 39 minutes de musique froide, synthétique, rigide. Des guitares au son sourd qui miment de lents riffs funky ou qui laissent s'échapper des solos stridents et dissonants, et des synthétiseurs (joués par Bowie) qui sonnent comme des sirènes d'alerte. Quand à Iggy, il abandonne les glorieux gargarismes et cris érotiques période Stooges. Ici, le « parrain du punk » inaugure son fameux vibrato de crooner qu'il alterne parfois avec un joli pastiche de Lou Reed ("Funtime") ou certaines envolées lyriques (le final de "China Girl"). Il faut avouer que l'Iguane révèle ici une palette vocale étonnante, de la nonchalance classe de "Nighclubbing" aux incantations possédées de "Mass Production" en passant par la rage contenue de "Dum Dum Boys". Un style à la croisée des chemins entre Sinatra, Jagger et surtout, Jim Morrison, son héros, style qu'il conservera jusqu'à la fin de sa carrière.
A l'instar de l'album qui suivra (« Lust for Life », sorti la même année), Iggy s'attache ici à rendre hommage à tous les marginaux, les magnifiques, les fiers, les vrais dérangés. En vrac : David Bowie, son ancien groupe, lui-même, et tout ceux qui ont croisés sa route, les freaks américains et les décadents de la vieille Europe. D'un morceau à l'autre, Iggy décrit les boites de nuits européennes fréquentées par des jeunes gens branchés qui « marchent comme des fantômes » ("Nightclubbing"), et déguise sa propre addiction à l'héroïne en romance tragique ("China Girl"). Qui d'autre pour introduire son album par un funk oedipien fiévreux comme "Sister Midnight" et le conclure par un flirt désespéré dans le décor industrialisé à l'extreme de "Mass Production" ?
L'album est tristement célèbre donc, pour avoir été le dernier disque écouté par Ian Curtis juste avant de se donner la mort. Le plus décourageant étant de se dire que son écoute ne l'ait pas sauvé. Avant de rentrer en studio, Iggy Pop avait tout perdu, jusqu'à la raison (David Bowie l'a sorti d'un hôpital psychiatrique après un an d'isolement forcé), et était encore un camé. Malgré ça, en 1977, l'Iguane claironne sur "Dum Dum Boys", fier comme un paon. C'est là toute la beauté du disque.
« The Idiot » est un disque de survivant. C'est un constat de dégout posé sur soi et sur les autres immédiatement suivi d'un grand éclat de rire et d'un majeur levé. C'est l'envie de faire de ce monde son terrain de jeu, aussi dégoutant et dangereux soit-il.