Pauvre Alice ! Alors qu'il surfait joyeusement au sommet de la vague heavy-metal, un pauvre groupe de Seatle est venu fermer le robinet d'eau chaude pour refroidir à peu près tous ceux qui étaient assimilés aux fossiles du rock. Alors qu'il avait surmonté tant de difficultés personnelles, le malheureux chanteur risque de se faire rincer par le torrent grunge qui ne fait pas vraiment dans le détail. Après les succès consécutifs de "Trash" et "Hey Stoopid" Alice Cooper se trouve devant un problème de taille : impossible compte tenu du contexte musical de reconduire la recette pourtant alors particulièrement efficace des albums précédents ! On imagine le chanteur pester contre la conjecture, maudissant ces jeunes aux cheveux gras qui lui doivent tant ("Eighteen" les mecs quoi !) et qui pourtant s'acharnent comme des punks à réduire leur héritage en cendres. La Sale Sorcière décide donc d'opter pour une stratégie risquée : adopter une bonne dose des gimmicks de ces crépusculaires années 90 tout en renouant avec les concepts qui ont fait son succès durant les 70s.
Arrêtons ici le suspense, Steven est de retour, ce personnage fascinant de "Welcome to my Nightmare", "Goes to Hell" et dans une moindre mesure "DaDa" et "Hey Stoopid", revient sur le devant de la scène. "The Last Temptation" conte effectivement les nouvelles mésaventures de Steven, ici un jeune garçon confronté à un mystérieux tentateur nommé "the Showman" qui le met face à un choix, poursuivre sa morne vie d'Américain moyen ou rejoindre la troupe de désaxés et ne jamais grandir.
Le concept est tellement ambitieux, qu'Alice Cooper décide de coupler la sortie de l'album avec celui d'un comic-book scénarisé par un Neil Gaiman au top de sa popularité due au "Sandman" et illustré par un de ses collaborateurs réguliers sur la série, Michael Zulli. La BD est plutôt sympathique, dans un sobre noir et blanc avec un ton très proche des histoires de Sandman justement tout en s'acoquinant avec les thèmes chers au chanteur. On retrouve une partie du comic dans le livret de l'album, malheureusement assez salement colorisé. Par contre, en ce qui concerne la couverture, et comme pour Sandman, c'est Dave McKean qui s'y colle et c'est tout à fait réussi et fourmillant de détails.
Ouch, ça fait déjà beaucoup à dire avant même que ça ait commencé !
Le lever de rideau a lieu avec "Sideshow", avec le thème du freak rejeté de tous qu'est Steven. Le freak d'une Amérique qu'il n'aime pas se voit devenir un freak littéral, celui qui fait le show et vit une vie hors du commun aux côtés des nains, et des mangeurs de poulets vivants (tiens tiens encore une histoire de poulet). Le morceau en lui même est assez classique, sympathique sans particulièrement sortir du lot. Les paroles amusantes le tirent vers le haut. C'est une bonne introduction mais pas vraiment de celles qui accrochent.
"Nothing's Free" est un peu plus percutante. Le Showman y expose son deal, façon Mephisto à la voix de charmeur de serpents. C'est un morceau très rock, dans le prolongement logique de "Hey Stoopid" avec ce parfum 90s pas désagréable. Encore une fois ce n'est pas un morceau d'anthologie mais rien n'y est spécialement mauvais pour autant.
"Lost in America" est une petite merveille par contre. Avec son riff nerveux et ses paroles très drôles en forme de comptine pour ado colérique elle touche droit au but. Steven y expose les nombreux paradoxes qui font de sa vie réelle un cercle vicieux : "I can't get a girl cuz I ain't got a car, I can't get a car cuz I ain't got a job, I can't get a job cuz I ain't got a car, so I'm looking for a girl with a job and a car". Toute la chanson s'enchaîne sur des suites de paradoxes du même goût vraiment très amusants. Le refrain reste en tête longtemps après et, la fin, en "Star Spangled Banner" vient à point nommé.
Mais le meilleur est encore à venir : "Bad Place Alone" voit le malheureux Steven harcelé par une bande de morts vivants qui tentent de le convaincre qu'il fait désormais partie de leur bande, façon "one of us, one of us !" dans "Freaks". Les couplets sont de la même veine hard-rock que la chanson précédente, néanmoins le refrain a ce côté cabaret décadent ou comédie musicale qui rappelle les meilleurs moments de la carrière du Coop. Le morceau aurait gagné à être mieux exposé tant il s'impose comme une réussite de l'album.
"You're my Temptation" est un peu le coeur de l'album dont il résume le concept. C'est un morceau assez lourd très 90s pour le coup, pas vraiment raté mais pas vraiment inspiré non plus, ce qui est un peu triste pour ce qui devrait être la clef de voûte de l'album. Bon, ça n'a rien d'atroce, c'est le mieux qu'on puisse dire.
On poursuit la descente de Steven avec "Stolen Prayer" co-écrit et même co-chanté avec Chris "Soundgarden" Cornell. L'association est curieuse, on se doute qu'Alice Cooper cherche ici à s'associer au succès du grunge et de la scène indie des 90s, mais ça marche plutôt bien. C'est la power-ballad de l'album, c'est devenu un passage obligatoire dans les albums de la Sorcière, celle ci est un bon cru. La voix de Cornell est un réel bonus pour le morceau où on retrouve la fragilité de ce détraqué de Steven ainsi que des relents de sa colère. Un autre bon point pour cet album donc !
"Unholy War" est nettement plus énervée, pourtant elle aussi est l'oeuvre de Chris Cornell, cette fois crédité tout seul d'ailleurs. On peut trouver des versions de cette chanson par Soundgarden un peu partout sur le net. La chanson est un bon compromis au croisement de Soundgarden, Ozzy Osbourne et des Guns, sans pourtant égaler l'une ou l'autre de ces influences. Les guitares sont pourtant très efficaces et acérées avec de jolis solos.
"Lullaby" revient tout à fait dans l'ambiance de rêve éveillé et se recentre sur Steven et ses démons intérieurs. Entre berceuse suave donc, et hard-rock tranchant avec des morceaux de musique de cirque dedans on est pile dans le sujet. La chanson comme beaucoup d'autres sur l'album sert un peu trop le concept plutôt que de se poser comme une oeuvre à part entière, ce qui l'empêche d'être une totale réussite malgré de nombreuses qualités.
On peut dire à peu près la même chose de "It's Me" seconde power-ballad de l'album, cette fois nettement moins heureuse que "Stolen Prayer" et portée par le thème du pardon. Alice Cooper sauve la mise avec sa voix particulière et sa sympathie naturelle, mais honnêtement la chanson ne décolle jamais vraiment, malgré des tentatives de cordes beatlesiennes. C'est un peu cul-cul, voilà, les mots sont lâchés !
La conclusion arrive très vite finalement avec "Cleansed by Fire" où se retrouvent toutes les influences présentes sur l'album. C'est assez réussi, sombre et inquiétant avec une poussée d'agressivité sur la fin et sa liste de "what about". Curieusement c'est pourtant une fin optimiste pour Steven qui rejette la somme des tentations offerte par le Showman, le condamnant à retourner à l'enfer d'où il est venu. Il faut dire que notre Sale Sorcière avait à cette époque et contre toute attente, retrouvé sa stabilité ainsi que la foi, ça se ressent un peu ici même si on est loin du sermon, heureusement. On peut y voir une forme de christianisme humaniste et désabusé, qui sait que la frontière entre "l'ange et la bête" est mince. A noter que le comic-book quant à lui possède une fin beaucoup plus ambiguë.
Le retour en force annoncé, avec la réapparition de Steven n'est donc pas tout à fait à la hauteur des attentes. Comme j'ai pu le dire plus haut, l'album se concentre un peu trop sur son concept et oublie un peu trop d'offrir de vraies bonnes chansons, à part quelques jolies pièces comme "Lost in America", "Bad Place Alone", "Stolen Prayer" et "Cleansed by Fire". Le résultat est mitigé, agréable sans atteindre le statut de réussite. Surtout, tout cela manque d'un ingrédient très important habituellement dans la discographie du chanteur : du fun ! La sanction sera rude car l'album ne trouvera pas son public et Alice Cooper devra quitter Epic pour désormais se contenter de labels moins prestigieux. Il se passera 6 longues années avant qu'il ne publie l'album suivant, "Brutal Planet", dans une veine résolument plus sombre et violente. "The Last Temptation" est cependant une curiosité de plus dans l'étrange cabinet d'Alice Cooper qui, malgré ses faiblesses, mérite un petit détour pour tout amateur du genre et du personnage.
Quant à Steven, on le reverra, mais plus avant un moment !