Lâcheté et mensonges
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le 29 nov. 2019
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On n’est pas ici pour jouer les tabloids, mais il est impossible de débuter la chronique (et, en fait, l’écoute) de The Moon Is In The Wrong Place, le septième album des talentueux et très réputés Shannon & The Clams, sans expliquer dans quel contexte, particulièrement éprouvant, il a été créé. Août 2022 : quelques mois avant leur mariage, Joe Haener, musicien et fiancé de Shannon Shaw, trouve la mort dans un accident de voiture : cette tragédie est – logiquement, inévitablement – l’une des principales sources « d’inspiration » d’un album qui exprime la tristesse infinie (la perte irréparable de l’amour, le bonheur impossible) mais qui cartographie aussi la manière de survivre à un tel désastre émotionnel.
Est-ce pour ça que The Moon Is In The Wrong Place (très beau titre, au demeurant) est probablement le disque le plus accompli à date du combo rétro-garage-psyché d’Oakland ? Ne doit-on pas également souligner le travail de production très fin réalisé ici par l’incontournable Dan Auerbach, pour accompagner et structurer un processus créatif différent des habitudes du groupe, propulsé par l’urgence d’exprimer leur stupéfaction et leur désarroi face à la cruauté de la vie ? Peu importe, en fait, car The Moon Is In The Wrong Place, bien que construit à partir de longues jam sessions quasi improvisées, nous offre un florilège cohérent de 14 chansons formellement impeccables, mais distillant une émotion intense. Du point de vue technique, on nous apprend que le groupe a utilisé pour la première fois un omnichord, développement électronique de l’autoharp (instrument classique de la musique traditionnelle appalachienne) : un instrument datant des années 80 et déjà utilisé par des gens aussi sérieux que Bowie, Eno, Damon Albarn. On est quant à nous incapables de comprendre comment l’usage de cet instrument, facilitant, au delà de ses sonorités spécifiques, certains accords, a enrichi les chansons proposées ici, mais il faut bien reconnaître qu’on est loin, sur The Moon Is In The Wrong Place, des clichés habituels du garage-rock psyché… et que le résultat est magnifique !
The Vow ouvre le disque de la plus belle manière manière : cette chanson composée, sans que son fiancé le sache, par Shannon pour être jouée à son mariage, revêt évidemment un sens bien plus dévastateur dans le contexte de son enregistrement (« It feels like it’s over / but forever you’re mine » – C’est comme si c’était fini / mais tu es à moi pour toujours). The Hourglass est un tourbillon psychédélique enthousiasmant, où se déploie la magie du groupe : une pure merveille de rythme, de mélodie, d’émotions. Big Wheel est un morceau enlevé, typiquement garage, un joyeux tour de manège jusqu’au refrain qui nous ramène à la réalité : « Big wheel’s gone off the track / Big wheel’s not comin’ back » (la grande roue a déraillé / la grande roue ne repassera pas ».
Oh So Close, Yet So Far reprend, dans une atmosphère très fifties baignée de psychédélisme, la thématique de la force de l’amour, pour en célèbrer l’universalité et l’impermanence : « You are the constellations / You are the breeze / … / No I can’t touch you / That, I realize / Cuz you are every star at night » (Tu es les constellations / Tu es la brise / … / Non, je ne peux pas te toucher / Ça, je m’en rends compte / Parce que tu es toutes les étoiles la nuit). UFO a quelque chose de The House of the Rising Sun, évoque aussi ? & The Mysterians, mais on ne saurait retenir ces citations contre une chanson quasiment classique, et pourtant inattendue, de la part d’un groupe qui n’a jamais caché son amour des grandes musiques des sixties. What You’re Missing revient sur l’ambiguïté amour / douleur, le labyrinthe des souvenirs et des rêves dans lequel il est à la fois un bonheur et une souffrance de se perdre. Real or Magic est un véritable crève-cœur : sur une mélodie au classicisme imparable, Shannon évoque son amour disparu revu dans un rêve qui a semblé merveilleusement réel.
The Moon is in the Wrong Place est apparemment une phrase prononcée par Haener peu avant son accident : son poids prophétique rend la chanson plus sombre que son rythme rapide ne le laisserait penser. Ce sera pourtant, très probablement, un superbe morceau une fois jouée frénétiquement sur scène. So Lucky célèbre l’effet rémanent de la grâce amoureuse, une fois la personne aimée disparue. La fantaisie un peu surréaliste (forcément) de Dali’s Clock est une autre manière de parler de l’absence, et contient même un amusant – doux-amer, plutôt – clin d’œil au Velvet Underground (« Wait, I need a second, didn’t agree / You are set free, like Lou Reed » – Attends, j’ai besoin d’une seconde, je ne suis pas d’accord / Que tu sois libéré, comme Lou Reed !). Bean Fields est le sommet de l’album, le moment le plus joyeux, celui où la magie qui opère entre les musiciens est la plus évidente : dans une ambiance traditionnelle, folklorique presque, Shannon revient « physiquement » sur les lieux du bonheur, un champ de haricots appartenant à la famille de Haener, pour célébrer la permanence de l’amour de la plus simple manière qui soit. « I’ll love this land cuz it’s you » (J’aimerai cette terre, car elle est TOI). Et le groupe se donne à fond dans cette célébration de la vie.
In The Grass nous ramène à la mélancolie la plus nue, la plus belle : la voix de Shannon est parfaite sur cette fausse balade, légèrement trop rapide, ce qui lui évite de tomber dans les clichés attendus. Golden Brown revient sur le terrain de jeu sixties et do-woop du groupe, et bénéficie d’un refrain évident, évoquant des moments de bonheur disparus sans pour autant que se dissipe un sentiment de menace. La conclusion de Life Is Unfair, avec sa ritournelle à l’orgue, et son rythme qui invite à se remuer le popotin, est la parfaite – et bouleversante – illustration de l’adage « la vie continue » : « Life is unfair / Yet Beautiful / Only cuz you were here » (La vie est injuste / Et pourtant magnifique / Mais c’est seulement parce que tu étais là).
Et si finalement, la plus belle réussite de The Moon Is In The Wrong Place, au delà de la qualité de quasiment toutes ses chansons, de l’alchimie qui se dégage de la voix de Shannon Shaw et du groupe tout entier, du travail impeccable d'Auerbach, c’était d’être un disque - affreusement déchirant - de deuil qui évite tous les écueils – évidents – du genre ? Un disque qui donne furieusement envie de… VIVRE ? Et d’aimer.
[Critique écrite en 2024]
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Créée
le 16 mai 2024
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