J'ai attrapé le virus Springsteen au début des années 2000, avec le monstrueux The Rising. J'ai commencé à le suivre fidèlement à partir de ce moment-là, remontant peu à peu le fil de ses précédents albums tout en suivant son travail contemporain.
Très longtemps, vu de loin, certains de ses premiers albums me paraissaient des sommets inaccessibles, des références absolues, le genre qu'on n'a pas le droit de critiquer. Pour certains - Born to run, Born in the USA -, ce fut une confirmation. Pour d'autres, ce fut une révélation, comme Darkness on the Edge of Town.
En dépit de l'aura méritée de sa chanson-titre, The River reste un peu en rade dans mes goûts springsteeniens. En le réécoutant pour écrire cette chronique, je suis même surpris de le découvrir dans l'ensemble aussi convenu, aussi peu accrocheur. Comme si le fait d'avoir opté pour un double album amoindrissait l'impact de ses meilleures chansons, en les noyant dans une tracklist sympathique mais sans grand relief.
C'est surtout le cas du premier disque, où le tempo élevé et l'ambiance festive qui se dégagent de la plupart des mélodies et arrangements donnent l'impression d'écouter l'un de ces juke-box emblématiques de la culture américaine, que l'on voit et entend si souvent en arrière-plan dans les films U.S. des années 70 et 80.
Il faut attendre "Independence Day", le cinquième titre du disque, pour voir le tempo ralentir enfin. Et tant mieux, car cette chanson consacrée à sa relation tumultueuse avec son père est tout simplement magnifique.
Il n'y a rien non plus de honteux dans l'ensemble du disque. On oscille entre le bon rock à papa ("Sherry Darling", "You can look (But you better not touch)", "I'm a rocker"), le blues punchy ("Ramrod", qui donne traditionnellement de grands moments délirants en live), le pop rock FM ("Hungry Heart" et sa voix filtrée, presque méconnaissable), le Boss pur sucre (l'ouverture "The ties that bind", "Out in the street", "Two Hearts"), et des chansons beaucoup plus intéressantes, riches et émouvantes, qui auraient sûrement été davantage mises en valeur dans un album moins long.
Si "The River" a su tirer son épingle du jeu et s'installer au panthéon des incontournables du Boss, c'est sans doute moins le cas du troublant final "Wreck on the Highway" ou de la poignante "Point Blank", qu'il convient d'isoler des autres pour les apprécier à leur juste et belle valeur.
Vu de loin, le tableau de The River s'inscrit dans la continuité du travail de Springsteen dans les années 70, porté par le son déjà si caractéristique du E-Street Band en formation totalement rock (guitares, basses, rock organs aux premiers plans, avec le saxo voluptueux de Clarence Clemons et le piano rythmique de Roy Bittan).
Moins sombre que Darkness, moins emblématique que Born to run, The River apparaît avec le recul un album un peu trop gourmand pour ce qu'il a à proposer en réalité, qui ne nécessitait sans doute pas deux disques regroupés.
C'est néanmoins un album honnête, solide, comportant son quota de pépites, et dont le Boss devine peut-être les limites lorsqu'il prend deux ans plus tard le virage dépouillé et austère de Nebraska.