L'histoire qui entoure une œuvre est parfois plus intéressante que l’œuvre elle-même. C'est en partie le cas pour cette bande originale de Jerry Goldsmith qui, si elle fait le job pour le film d'action qu'elle met en musique, ne doit son existence qu'à un curieux concours de circonstance.
En 1994, le réalisateur américain Curtis Hanson hérite du scénario de The River Wild, thriller qui se déroule sur les rivières tumultueuses du Montana. Le script n'est pas grandiose, mais le savoir-faire de Hanson et le casting très solide dont il s'entoure - Meryl Streep, David Strathairn, Kevin Bacon, John C. Reilly et Joseph Mazzello - suffisent à rendre le long métrage honorable.
Pour la musique, le metteur en scène choisit le vétéran français Maurice Jarre. Récompensé de trois Oscars (Lawrence d'Arabie, Le Docteur Jivago, La Route des Indes), Jarre n'est pas le premier venu, et se retrouve encore souvent au générique de films à succès (Witness et Le Cercle des Poètes disparus de Peter Weir, Ghost de Jerry Zucker), avec des résultats musicaux néanmoins contrastés.
Ses compositions pour The River Wild sont bien accueillies par Curtis Hanson et par les producteurs, mais les screening tests du film avant sa sortie vont leur être fatals. Les "executive" du studio trouvent que la musique dessert le long métrage et décident de débarquer Maurice Jarre, sans même lui demander de retravailler sa partition. Un comble, alors que le nom du compositeur est déjà sur les affiches promotionnelles du film, et que la bande originale est prête à être publiée. (Une chance, en un sens, puisque elle a pu ensuite être publiée récemment par Intrada.)
La pratique est courante à Hollywood, et avait déjà valu à Maurice Jarre d'être écarté deux ans plus tôt de Jennifer 8. Il est aussitôt remplacé par un autre vétéran, Jerry Goldsmith - lui-même familier du phénomène, puisqu'il a été viré de plusieurs projets, mais qu'il a aussi sauvé un certain Chinatown en 1974, raflant au passage une nomination aux Oscars pour sa partition écrite en... dix jours.
Cette fois, Goldsmith dispose de deux semaines pour sauver la bande-son de The River Wild. Sa première idée, et sans aucun doute la meilleure, est de s'appuyer sur la chanson traditionnelle "The Water is Wide", choisie par Curtis Hanson pour illustrer le film et déjà intégrée par Maurice Jarre dans le titre final de sa B.O., avec la reprise country des Cowboy Junkies (hem) calée au milieu. Il en reprend la célèbre mélodie et en fait tout simplement le thème principal du film, posé dès le premier titre de la musique et les premières secondes du film, dans une orchestration pleine de délicatesse : harpe, flûte légère, puis cordes aériennes.
Le résultat, touchant et élégant, paraît agréablement à contre-courant de ce qu'on attend d'un gros film d'action, mais Goldsmith se charge de rassurer tout le monde dès la fin du premier titre, avec une accélération du tempo et une grosse orchestration pleine d'envolées qui annonce la couleur : ça va déménager.
Si quelques moments plus paisibles ("Same Old Story", "Vision Quest") ménagent des moments de respiration bienvenus, l'ensemble du score envoie du bois. Au menu : timbales déchaînées, appuyées par des effets de synthé très années 90, pizzicati nerveux lors des montées de suspense, cuivres volumineux et cordes stridentes, tout en jouant de rythmes saccadés qui font monter la pression.
La musique épouse avec fluidité le déluge visuel qui éclabousse l'écran et fait honneur à la maestria technique de Curtis Hanson, qui accompagne au plus près les aventures de ses personnages en embarquant au cœur des rafts, dans les torrents déchaînés.
De quoi remplir le contrat sans bouleverser la donne du genre, The River Wild valant essentiellement le détour pour les performances impressionnantes de Meryl Streep et Kevin Bacon (pourtant pas servis par des caractères caricaturaux), la beauté sauvage des paysages et la maîtrise de la réalisation. La partition est au diapason, et c'est déjà admirable que Jerry Goldsmith ait réussi à s'en sortir aussi bien en aussi peu de temps.
Avec le recul, il serait évidemment curieux de voir ce qu'aurait donné le film avec la musique de Maurice Jarre, beaucoup plus heurtée, atonale, très percussive elle aussi et d'une grande violence. Moins hollywoodienne, en dépit de l'expérience du compositeur français à Los Angeles, et donc plus risquée. Pas sûr qu'elle aurait permis au film de mieux marcher (The River Wild a engrangé, très honorablement pour l'époque, 94 millions de dollars au box-office mondial, sauvant son budget de 45 millions d'une déroute), mais cela reste évidemment une autre histoire.