Magnifique mise en musique de la nouvelle éponyme

En adaptant une partie du Seigneur des Anneaux avec les morceaux Nimrodel / procession /the white rider de l'album Mirage, le groupe de rock progressif Camel prouve en 1974 qu’il était capable d'effectuer ce difficile exercice de traduire une œuvre littéraire à l’aide d'instruments.

Un an plus tard les membres du groupe, férus de lecture, cherchent alors un nouveau roman à adapter. Peter Bardens (claviériste) propose tout d’abord Siddhartha (Hermann Hesse) et le Loup des Steppes du même auteur, sans pouvoir en tirer parti. C’est le bassiste Doug Ferguson qui va amener la nouvelle l’Oie des Neiges de Paul Gallico.

La nouvelle nous conte l'histoire de Rhayader, un homme d'apparence repoussante, vivant dans un phare sur les côtes britanniques, à l’écart de la ville et y soigne les oies sauvages. Un jour, une jeune fille vient troubler sa solitude en frappant à sa porte pour qu’il soigne une oie blanche du Canada blessée par un chasseur. D’abord effrayée par l’aspect de Rhayader, elle va se rassurer face à la gentillesse et la douceur de l’homme. Elle reviendra le voir, jusqu’à cette année 1940 où il est appelé sur le front, à Dunkerque…

Pour mettre cette nouvelle en musique, Camel va sortir un album instrumental rendant hommage à l’Oie des Neiges. Or, si à la base l'album devait comporter des moments de narration tirés de l'histoire, le groupe n'eut pas l'accord de la maison d'édition de Paul Gallico qui avait déjà cédé les droits à un autre compositeur. C’est pour cela que le titre exact de cet album sera Music Inspired By The Snow Goose.

Qu'à cela ne tienne, pas besoin de paroles pour raconter une histoire.

En effet, prenant avantage du format vinyle et de ses deux face, Camel nous sert une composition musicale magistrale par la succession de différents morceaux reprenant les moments clés du récit.

Dans un premier temps (face 1) The Great Marsh introduit la vie calme de Rhayader, et pose une atmosphère marine, pour enchaîner avec Rhayader sur la présentation joyeuse et complexe, grâce à un très beau thème à la flûte traversière, du personnage éponyme. Interviennent ensuite deux morceaux conçus en opposition : d'abord Rhayader goes to town, plus rythmé, aux sonorités électriques (minimoog) et un magnifique solo d'Andrew Latimer à la guitare qui nous donne à écouter une ville (du point de vue du personnage) chaotique et bruyante, puis Sanctuary, par contraste, plus doux, plus aérien, plus apaisé grâce à un duo guitare acoustique/guitare électrique et des touches de flûte. Jusqu'à la rencontre avec la petit Fritha et l'oie des neiges (titres éponymes), l'amitié espiègle et rigolote qui se noue dans Friendship figurée par le hautbois, le basson et la clarinette (trio de bois dialoguant comme interagiraient les 3 personnages), et enfin la conclusion de l'arc narratif lié à l'oie et la solitude retrouvée de Rhayader.

On bascule ensuite vers la deuxième partie de l'album (face 2) avec Flight of the Snow Goose. Dans les morceaux Preparation et Dunkirk qui retracent la mobilisation de Rhayader à la guerre, la musique se fait plus sombre. Les envolées aériennes des instruments à bois cèdent la place aux sonorités plus électriques et lourdes de la basse et du clavier, à grand renforts des rythmes martiaux de la batterie et l'appel du devoir à travers le chant des trompettes. Les voix présentes dans le morceau Rhayader sont de nouveau présentes dans Preparation, et annoncent le triste épilogue, entamé avec Epitaph et le son des cloches funèbres. Jusqu'au constat de l'inéluctabilité du sort de Rhayader avec Fritha Alone mis en musique au piano et qui renvoie en miroir au titre Rhayader Alone de la 1ère face, la nécessité de résilience évoquée par La Princesse perdue (nouveau nom donné à l'oie après la mort de Rhayader), mélancolique mais avec un retour aux envolées aériennes, pour glisser vers la reprise du 1er morceau The Great Marsh, comme pour signifier que l'Histoire se répète et ne fait qu'une boucle.

En conclusion, The Snow Goose illustre deux choses importantes à mon sens :

* d'une part l'importance de penser un album non pas comme une accumulation de morceaux indépendants, mais comme un concept total où chaque morceau est une pièce d'un puzzle. Surtout sur un support vinyle avec sa logique de double face utilisée comme les chapitres d'un livre ou les mouvements d'une symphonie.

* d'autre part l'utilisation de l'instrument pour nos raconter une histoire, sans renfort nécessaire de paroles. A l'instar du Carnaval des animaux de Saint-Saëns, les thèmes musicaux avec le recours à des instruments spécifiques nous permettent d'identifier les différents personnages (Rhayader, Fritha), d'établir des atmosphères (la ville contre le sanctuaire) et de signifier les enjeux et émotions (Epitaph, Dunkirk).

N.B. : une version ré-enregistrée de l'album est sortie en 2013 à la mémoire de Peter Bardens (co-auteur de l'album). Les pistes 4,8,9 et 13 ont été revisitées par Andrew Latimer