"Il n'y a peut-être eu que 10 000 personnes à avoir acheté le disque à sa sortie, mais elles ont toutes formé un groupe".
(Propos prêtés à Brian Eno)

On peut passer, assez rapidement, sur les conditions de production et de sortie, bien connues, sur l'échec initial total, sauf peut-être pour revenir sur quelques éléments de la légende, un peu enjolivés :
- l'échec du disque n'est pas forcément dû à son caractère sulfureux, au scandale des thèmes abordés ou aux expérimentations musicales. En réalité les débuts étaient même plutôt positifs, mais il a rapidement été retiré des ventes suite à un différend juridique et c'est la tentative de relance qui a rapidement avorté; et cet échec contribue évidemment à la mythologie en marche ...
- Warhol, au bout du compte, n' a joué qu'un rôle mineur dans la production du disque - déléguée en fait à Morrissey (dont le rôle n'est guère plus important). En amont, il a fait connaître le groupe en l'intégrant à la Factory où les musiciens ont pu régulièrement répéter et participer à son expérience de spectacle total. Il a imposé la présence de Nico, sur trois titres seulement et plus ou moins contre l'avis des autres. Il a suggéré les thèmes de plusieurs chansons (Femme fatale, dédiée à Edie Sedgwick, alors reine de la Factory ; All Tomorrw's parties évoquant ses fêtes, peuplées "des choses les plus étonnantes, les plus drôles, les plus tristes" selon Lou Reed). Il a conçu la pochette mythique du disque, la banane Peel slowly and see et la seconde banane, bien rose, dissimulée sous la première. Par sa réputation en marche, il a ouvert le monde de la production et de la distribution au groupe, via la société Verve Records. En réalité, s'il n'a effectivement pas apporté grand chose à l'album, c'est sans doute sa notoriété qui s'est avérée déterminante.
Et pour ses productions suivantes, le Velvet se passera désormais de Warhol et de Nico.

Le côté unique de l'album (et ne ne suis pas loin de le tenir pour l'unique album du Velvet), sa géniale singularité, tiennent en fait à son hétérogénéité, à son côté disparate, pas forcément souhaités par les membres du groupe. Trois oeuvres en une ...
- un disque pop rock, avec le titre d'ouverture, Sunday morning, le seul à la production (d'ailleurs plus tardive) vraiment professionnelle et soignée, chanté d'autorité par Lou Reed aux dépens de Nico initialement prévue et reléguée dans les choeurs. destiné à tirer l'album vers le succès tout en restant ouverte à l'improvisation (la partie, essentielle, jouée au célesta par John Cale). S'inscrivent également dans cette veine There she goes again (sur un rythme assez enjoué, avec choeurs, solo de guitare pas si simpliste et texte sans doute bien plus sombre, sur la déchéance d'une femme), Run, run, run, nettement plus rock et annonciateur de Walk on the wild side, avec le défilé de marginaux identifiés, tous en quête de leur dose (I sold my soul, gonna take a walk down to Union Square ... Take a drag or two ...). On peut y ajouter également les trois titres interprétés par Nico ...
- ... sur des thèmes bien plus paisibles et des mélodie évidentes, l'amour idéalisé et son reflet (I'll be your Miror), mais avec des perspectives incertaines, entre nostalgie, ruptures et dangers (femme fatale, All tomorrow's parties, la chanson préférée de Warhol). La voix de Nico, monocorde, presque blanche, gutturale, martiale, par moments presque fausse, souvent incapable de s'adapter aux demandes et aux attentes des autres musiciens, apporte un décalage évident - comme une pièce rapportée. Et elle contribue, sans doute fortement au caractère unique du disque. les expérimentations sonores tentées sur All tomorrow's parties, le piano préparé de John Cale ou la guitare Ostrich de Lou Reed (un quasi brevet, avec toutes les cordes accordées sur la même note, procédé repris sur Venus in fur) lui donnent une tonalité, un son qui la rapprochent bien plus des autres chansons de l'album.
- Et les grands titres expérimentaux : Heroin, la chanson culte, définitivement scandaleuse, magistrale, où le chant de Lou Reed, déjà dans le parlé/chanté qui caractérisera ensuite toute son oeuvre, traduit en temps réel les réactions, assez terrifiantes, du junkie au moment de la pirise, "she is my life, she is my wife", accompagné par la montée du rythme cardiaque et l'accélération progressive de la batterie, par l'affolement du violon électrique et l'afflux du sang vers le cerveau ... Le caractère scandaleux, délibérément provocateur des textes entre drogues (mais sans apologie) et perversions sexuelles se trouve ainsi lié aux expérimentations sonores multiples, dans des titres qui alternent subtilement avec les ballades pop : batterie minimaliste, sans percussions métalliques, violon fou de John Cale, cacophonie organisée avec une ritournelle répétée à toute vitesse sur Venus in fur, guitare ostrich de Lou Reed, célesta improvisé ... Les trois grands titres, régulièrement repris, bien au-delà de la brève existence du velvet, "Heroin", "Waiting for the man" (sur un deal, en direct), "Venus in fur" (au climat gothique, très adapté à l'oeuvre littéraire de référence et à la thématique sado-masochiste), produits ensemble et séparément du reste de l'album, restent, simultanément et très paradoxalement, à la fois définitivement expérimentaux, âpres, et immédiatement accessibles. Ils sont la quintessence de l'album - qui s'achève sur deux expérimentations pures, "The death angel's death song" et "European son". Cette dernière, après un texte liminaire, bref et obscur, s'abîme dans un fatras sonore dominé par les stridences de l'alto de John Cale et des guitares exacerbées. C'est encore le violon fou qui vient assaillir l'auditeur, comme un bourdonnement terrifiant d'abeilles dans le remarquable "Death angel's ...", allégorie philosophant sur la vie et la mort -
Start the game
Che ! che ! che !
Choose to choose
Choose to go ...

La fin, très proche du Velvet, tiendra précisément à la volonté de ses membres de ne privilégier qu'un seul pôle dans ses deux opus à venir : le versant expérimental sur "White Light, white heat"; le versant pop (et commercial explicitement revendiqué) sur Loaded. Ils sont chacun amputés de leur moitié, de leur double. Et le quatrième disque, sans Lou Reed ni John Cale n'est évidemment plus du Velvet.

La suite n'appartient qu'à Lou Reed. Il est le Velvet - ses textes, sa voix, sa légende. Les autres peu à peu vont s'effacer - John cale, professeur en marge, avec quelques tentatives cultes (Paris 1919), d'autres bien plus approximatives, va, logiquement s'orienter vers la production ;:Sterling Morrison devenir enseignant, puis capitaine de bateau, puis mourir d'un cancer; Moe Tucker donner dans les maternités puis récemment dans le militantisme, du côté du tea-party (!!). Avec la mort de Lou Reed (pour qui cette critique est un, tout petit, hommage) la fin du Velvet est définitive. La légende peut retourner vers son souterrain et ses obscurités ponctuées de fulgurances.
pphf
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le 11 nov. 2013

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