Me'Shell has made me a dreamy abum
Me'Shell Ndegeocello est une artiste complète. Après avoir débuté au début des années 90, seule avec sa basse, sa voix et quelques boîtes à rythmes bon marché, elle s'est faite connaître grâce à sa rage, sa force de provocation et surtout sa passion. Autant d'atouts qui lui ont permis de se faire aimer et admirer de nombre de musiciens et producteurs n'ayant pu faire autrement que de l'accompagner dans sa quête musicale. Il faut dire que Me'Shell se pose là, côté indépendantisme farouche ; musulmane noire et lesbienne, elle a dû s'imposer pour évoluer dans le monde sombre de l'industrie du disque (son nom d'artiste Ndegeocello signifie d'ailleurs "libre comme l'oiseau"). Signée sur le label Maverick de Madonna pour ses cinq premiers albums, Me'Shell se tourne désormais vers Decca. Au vu du résultat, difficile de contester son choix !
Cet album, The World Has Made Me The Man Of My Dreams, est avec le recul son plus expérimental. Le plus fou, aussi, celui qui ne suit aucune direction particulière. Si Comfort Woman était un R&B groovy-sexy, si Bitter était une soul personnel et subtil, si Anthropological Mixtape versait dans le hip-hop jazzy et ses deux premiers album dans la pop funkie futuriste, alors The World... est tout ça à la fois, et plus encore. L'album tout entier foisonne de styles en pagaille, la variété du spectre musical est impressionnante. Les pistes prises une-à-une montrent elles-même une construction intrinsèque qui témoigne de la luxuriance de la musique de Me'Shell Ndegeocello ! Jazz, rock, hip-hop, soul, electro, funk, trip-hop, reggae, new-age... de quoi être épuisé à l'avance. Et il faut un certain temps avant de digérer ce gigantesque amas musical, avant d'en comprendre la cohésion et de pouvoir profiter de ses qualités ! Car à la différence de ce que l'on pourrait penser, aucune lourdeur n'est à déplorer dans le travail gargantuesque de Me'Shell. Les morceaux sont emplis d'un groove léger, fluide et diablement entraînant. Même lorsque sa musique se fait violente, revendicatrice ou désespérée, elle reste sensuelle. Comme si chacune de ses insertions stylistiques se calait à merveille, par une alchimie dont elle seule détient le secret, dans le fond de soul cosmique qui traverse tout le disque.
On a étiqueté Ndegeocello dans la "new soul". Ce qui est à la fois ridicule et étrangement cohérent ; Me'Shell insuffle dans sa musique un ton futuriste qui, en plus de nous faire voyager dans le temps, justifierait presque ce terme...
Le disque s'ouvre sur fond de guitare ambiante avec une récitation d'une prévision de l'apocalypse selon Mahomet, où les inhibitions tombent et l'Homme se baladera à poil et fera l'amour au vu et au su de tous (pas si terrible, hein ?). S'enchaîne rapidement le seul vrai tube de l'album, "The Sloganeer: Paradise", à l'assise rythmique puissante mais contrebalancée par un texte désespéré qui fait un lien morbide entre un mode de vie moderne et le suicide ("Why don't you just/Do yourself now/Do Yourself Now"). À partir de là, l'humeur se fait plus posée en surface, mais ce n'est qu'un leurre. Ce qui aux premières écoutes apparaît comme simplement ambiant se révèle finalement grouillant de rythmes et de mélodies qui semblent aller et venir, parfois au sein d'un même morceau. "Elliptical", illustration parfaite de la face cosmique de Me'Shell, déroule un paysage spatial, des voix célestes qui semblent flotter au milieu de percussions électroniques brutes, de solos de trompettes jazz et de paroles traitants d'un message d'amour délivré par Dieu sous la forme d'un arc-en-ciel disant en substance "See how they respond when you make love/And you look into their eyes". "Shirk", véritable perle atypique de l'album chantée en langue swahili, dégage un profond sentiment d'intemporalité. Pat Metheny, ici, s'occupe de la guitare acoustique pendant que Me'Shell et Sangare se partagent les deux parties complémentaires d'un chant bouleversant de simplicité. Metheny, guest présent à trois reprises sur ce disque, pose admirablement son jeu aérien sur les compositions éclatées de l'américaine ; "Article 3" et "Solomon" (touchant hommage dédié à son fils) en bénéficieront. "Virgo" passe sans crier gare d'une intro très science-fiction, avec ses cuivres dispersés, à une chanson pop légère et envoûtante... tandis que "Michelle Johnson" (son nom de naissance) se fait bien plus lourde avec ses guitares acérées, sa batterie inaltérable et son attirail de sons électroniques. La conclusion de l'album, "Relief: A Stripper Classic", parvient à mixer funk, heavy-metal et soul et à en faire un résultat planant au possible, massif sans être lourd, jouant d'un contraste futé entre un spoken-word chuchoté et des chœurs haut-perchés !
Difficile à apprivoiser, "The World Has Made Me The Man Of My Dreams" est le plus sauvage des albums de la soul-woman américaine. Sauvage dans sa structure et dans son propos, il paraît sans cesse échapper au sens commun, lorsque ses constructions mélodiques et ses fluctuations rythmiques semblent se perdre dans le maelström de styles qui composent le disque. Mais comme tout bon disque il réserve à celui qui l'apprivoise des merveilles à la hauteur de son attente ! Une ligne de Ndegeocello dit : "To know me is to know I love with/My imagination". Et c'est un bon résumé de l'album, et même de la carrière de Me'Shell. Entourée qu'elle est par des producteurs talentueux et des musiciens aussi virtuoses que respectueux de sa vision musicale, son imagination est la seule borne de sa créativité.
Or vous savez ce qu'on dit, l'imagination est infinie...
"The sky is the limit."