Gira bien qui Gira le dernier
J'ai à peine eu le temps de me remettre de l'écrasant The Seer, sorti il y a deux ans, que voilà les Swans de retour pour un troisième disque post-reformation. Deux ans à écouter les Swans, à parcourir en vrac leur discographie et plus globalement la musique de Michael Gira (la pause folk des Angels of Light, salvatrice - et tellement déprimante aussi), pas toujours avec le même succès certes, mais la curiosité est là, impulsée par The Seer qui continue de me fasciner.
Je venais de me calmer, ça faisait bien quelques mois que cet album n'était pas ressorti de ma discothèque, du moins pas à la même fréquence qu'avant. J'étais presque guéri. Et voilà que déboule To Be Kind, (presque) aussi copieux que son prédécesseur (deux galettes bien remplies pour deux heures d'écoute). Un moment de joie en perspective.
Un coup d'oeil à la pochette dévoilée de ce nouvel album, et la tête du bébé pleurnichard me rappelle les premières secondes gazouillantes de White Light from the Mouth of Infinity (réputée leur disque le plus accessible et "lumineux", dans une certaine mesure). La forme - une tête au milieu d'un grand vide coloré - rappelle l'album précédent. Evolution du groupe vers une musique moins tourmentée ? Oui et non...
"Little God in my hands", premier extrait de l'album, est un coup de maître et certainement l'un de ses meilleurs titres. D'emblée basse et batterie nous provoquent avec un calme déconcertant de la part d'un groupe qui a plutôt l'habitude de nous écorcher les oreilles. A côté de cette rythmique nonchalante, la voix de Gira nous nargue. Le morceau se révèle furieusement entêtant, à la fois noir et amusant, agrémentée d'une douce petite mélodie (2'00) qui nous rappelle le plaisir de son auteur à détourner le mignon pour en faire du malsain. La pochette prend soudainement sens.
Si "Screen Shot" convainc d'entrée de jeu par sa montée en puissance sournoise, terrassant proprement son auditeur en huit minutes, "Just a little boy" se révèle un titre plus faible et moins aventureux ; sur douze minutes, la structure du morceau n'est pas trop bousculée. C'est le constat qui s'impose sur l'ensemble de l'album ; certes, To Be Kind n'est pas gentil - n'exagérons rien - mais plus facile à dompter que le très expérimental et foutraque The Seer où les morceaux variaient drastiquement en longueur, en instrumentation et en ambiances.
The Seer faisait l'effet de montagnes russes, entre pulsions incontrôlables et moments de grâce mystique, de 2 à 33 minutes. Chaotique et manichéen, comme les Swans l'ont rarement été. To Be Kind est moins pulsionnel et bestial, presque équilibré - toutes mesures gardées, on parle des Swans quand même.
Parmi les éclats les plus surprenants on notera bien évidemment le splendide "Bring the Sun", pièce maitresse de l'album qui sonne comme une célébration à l'astre de lumière. La deuxième partie du morceau est plus calme, j'oserais presque dire minimaliste, mais pas moins surprenante. Un Michael Gira possédé nous crie "TOUSSAIIINT ! L'OUVERTOOUUUURE !" "Liberté, égalité fraternité !" d'une voie solennelle, roulant les r. Cette séquence, comme d'autres sur l'album, est doucement bruitiste et pleine d'arrangements subtils qui font la richesse sonore du groupe.
Ils renouent par ailleurs avec le post-rock avant l'heure de Soundtracks for the blind dans "Kirsten Supine", rare moment de plénitude dans l'album où la voix d'Annie Clark (St Vincent) apporte une douceur inattendue, comme une légère brise, qui vire ensuite en boucle infernale. Peut-être mon morceau préféré de l'album, au final.
Dans l'ensemble la tension ne quitte jamais le décor et leur approche demeure viscérale, en témoigne le paradoxalement étouffant "Oxygen" et son riff qui démange et cherche l'agacement de son auditeur (en écho à celui, déjà insistant, de "She Loves Us"), tandis que la batterie devient incontrôlable. Je crois que c'est l'un des morceaux les plus fous composés par les Swans à ce jour.
Leur musique est et demeure une expérience jusqu'auboutiste, persistante, insinueuse. Gira martèle, martèle, martèle, martèle jusqu'à l'épuisement, jusqu'à ce que la musique perde totalement sens et s'accomplisse entièrement à la fois. On ne sait plus. Ce sont des éclats inattendus qui s'installent tranquillement et montent en puissance. "To Be Kind", par exemple, termine de cette façon et c'est peut-être à ça qu'on reconnaît le mieux la patte Gira : c'est une musique qui frappe, inlassablement, avec force et fureur, et même quand il n'y a plus d'énergie et que la chanson devrait se terminer, ça continue, jusqu'à nous laisser complètement vide.
C'est presque une performance physique à ce stade. Le live n'est jamais loin et on sent que chacun des titres est né d'un live, sans être de l'impro totale, mais le morceau "vit et bat".
"Bring the sun" c'est tout à fait ça. Et d'un certain côté, c'est presque ce que je reprocherai à Michael Gira sur cet album : quand on a saisi cet effet de martèlement, l'effet de surprise joue moins. To be kind n'en demeure pas moins un disque magistral et bluffant de maîtrise, moins impulsif mais plus cohérent que son prédécesseur ; tout aussi intense, mais différemment.