To Be Kind
7.5
To Be Kind

Album de Swans (2014)

Etude de cas : le rêve de Monsieur G.

L'auteur tient à signaler au lecteur averti que la retranscription de cet entretien clinique lui est fournie dans le seul but d'offrir à ses yeux candides l'observation de certains processus psychiques et mécanismes de défense propres à l'organisation perverse. Toute autre utilisation de ce matériau est bien évidemment proscrite. Dans le plus strict respect du secret déontologique propre à notre profession, les noms de personnes existantes ont été modifiés.


J'entends sonner à la porte. Ce doit être monsieur G. En lui déverrouillant l'entrée depuis l'interphone, je me remémore mes anciennes séances avec le patient. Homme instable, tendu et goguenard, susceptible d'exploser à la moindre interprétation de ma part. Je perçois le claquement régulier de ses pieds sur les marches qui conduisent à mon cabinet et m'étonne de reconnaître le tintement familier de ses bottes de cow-boy. Notre dernier entretien remonte maintenant à près de deux ans. Les pas s'immobilisent derrière la porte. Trois coups brefs résonnent sur le bois, je tourne la poignée et la porte s'entrouvre. Monsieur G. est musicien. Le cadre thérapeutique m'interdit d'en dire plus sur sa carrière publique, cependant il est apparu deux ans plus tôt au travers de l'analyse, que la publication du dernier disque de mon patient avait motivé sa demande de consultation. Je me retrouve à présent face à monsieur G. sur le pas de la porte. Son visage me semble, peut-être n'est-ce qu'une impression, plus dur et émacié qu'auparavant. Précisément ses yeux bleus, perçants, paraissent plus enfoncés encore dans leurs orbites que surmontent deux arcades sourcilières saillantes et presque glabres. Ses lèvres ne sont qu'une fente sèche et hostile.


"Salut, Doc."
Sur ces mots, monsieur G. s'avance nonchalamment vers le divan, retire ses bottes et s'y affale d'un coup, bras croisés. Interdit, je gagne mon propre siège. Le contre-transfert négatif qui me plonge alors dans le malaise sera à réinterroger plus tard dans un autre cadre. Après un long silence, monsieur G. pousse un profond soupir et commence à parler.
"J'ai fait un rêve, Doc. J'étais dans ma salle de bain, je fixais ma sale gueule dans le miroir. Vous trouvez que j'ai une sale gueule vous ? Enfin, j'avais cet imbécile, là, qui me regardait dans la glace, je pouvais plus le supporter alors je lui ai mis un coup de tête. Un, puis deux, puis trois, puis j'ai arrêté de compter. Comme quand on répète avec le groupe en fait. Bang ! Bang ! Bang ! Jusqu'à ce qu'on se fonde en un seul immense marteau... Bang ! D'ailleurs dans mon rêve, Doc, je devenais moi-même ce marteau. Je frappais mon propre reflet dans cette glace en morceaux. Je cognais mon front de métal contre ma sale gueule qui se réduisait coup après coup à une bouillie de viande infâme. C'est une chose assez étrange que de se voir réduit en bouillie vous savez, Doc, ça fait réfléchir.
-À quoi est-ce que ça peut vous renvoyer, aujourd'hui ?
-Minute Doc ! Mon rêve est pas fini. D'ailleurs j'y arrive, là. Y avait ma jolie bouille écrasée, là, au sol, avec son jus qui coulait partout. Je me suis mis à suivre la petite rivière de mon sang qui s'en allait jusqu'en dehors de la salle de bain. Je suis sorti de la salle de bain pour arriver dans une autre salle de bain. Qu'on se comprenne Doc, cette salle de bain, c'était la même salle de bain que tout à l'heure. Juste qu'à la place de mon joli cadavre tout frais y avait sur le carrelage un pantin démembré, un peu du genre des mannequins crash-test. (Il se redresse alors et me fixe intensément.) Figurez-vous ça, un bon Dieu de pantin en 6 morceau, irrigué par mon sang. Comme si c'était à moi de l'assembler, que c'était ma responsabilité parce que mon sang m'avait amené là. (Il se rallonge.) C'est le moment qu'a choisi mon crétin de chat pour venir me griffer la tronche et me tirer de ce rêve de merde."


Je prends une inspiration pour me préparer à parler, mais monsieur G. ne m'en laisse pas l'occasion et me coupe l'herbe sous le pied, comme s'il n'avait attendu que cela depuis le début de l'entretien.
"Ne prenez pas la peine de me sortir votre jargon Doc, je vous vois venir gros comme ma bite. C'est du pain béni pour vous autres un rêve comme ça. (Il ricane, goguenard) Mais je ne vous ai pas attendu pour le piger, c'est pas pour ça que je suis là. Je vais vous le dire quand même, ça me ferait mal de vous laisser en chien comme ça, comme une putain d'allumeuse hystérique. (Il se redresse de nouveau, et reste assis sur le côté du divan.) Forcément, ça m'a renvoyé à ma musique tout ça. C'était clair, fallait que je retourne enregistrer. Que je réunisse tout le monde et qu'on se remette à marteler, marteler. Et pas d'invités cette fois hein, c'est mignon mais c'est prendre le risque de casser la dynamique de l'ensemble. Faut vraiment qu'on fasse plus qu'un, et qu'on se laisse porter sans perturbations extérieurs, voyez ? (Il ferme les yeux en levant légèrement ses bras, comme s'il tenait un instrument imaginaire dans ses mains.) Pendant qu'on laissait tourner les compos, qu'on se laissait aller, je me suis revu 'marteau' dans mon rêve, le plaisir que j'avais eu à me cogner comme ça. Et alors je me suis lâché, merde... Je crois que je m'étais rarement autant lâché, au chant, dans un album du groupe. Quand on s'est arrêté les mecs m'ont regardé d'un drôle d'air, comme si j'étais un foutu monstre - ou bien Jésus ressuscité. En fait ils ont aimé ça, du coup on a repris l'enregistrement et j'ai fait pareil dans tous les autres morceaux ; je gueule, je gueule, je me marre, je râle et je fais du yodel si j'ai envie de faire un putain de yodel ! (Il rouvre les yeux, un sourire indéfinissable sur les lèvres, et plante son regard troublant dans le mien.) C'est marrant Doc, parce que plus je deviens vieux, plus j'ai l'impression de rajeunir et de lâcher la soupape. Je sais pas, c'est peut-être les barrières de la pudibonderie qui tombent, peut-être que je deviens sénile et que je me désinhibe. Dans deux ans je viendrai à poil devant votre porte. (Il éclate d'un rire franc, clair et dans le même temps bizarrement effrayant.) Vous vous figurez ça Doc ? J'ai pas bu avant de venir, juré, qu'est-ce que c'est que ces conneries que je vous sort ? (Il se penche pour renfiler ses bottes.) Il est dingue quand même ce rêve. C'est comme si je martelais quelque chose, et que la façon dont ça saigne me guidait vers une nouvelle direction. Putain c'est bon ça ! Faudra que je la ressorte en interview celle là, ça fera bander les scribouillards. C'est important de donner du grain à moudre aux journalistes vous savez Doc, après ils vous lâchent plus, ça attire l'attention sur soi, ça fait de la bonne pub.
-Monsieur G., si vous me permettez cette question ; tout à l'heure vous disiez que vous n'étiez pas venu ici pour éclaircir, ou comprendre votre rêve. Pourquoi pensez-vous être venu me voir ?
-Ah ça, Doc... (Il rabaisse la visière de son grand chapeau blanc.) Je ne suis qu'un humble artisan, voyez. Je suis venu là, habillé comme un dimanche, en tant que tel, pour vous parler de mon disque qui va sortir, vous donner envie. Avouez que ça donne envie, non ? Vous allez pouvoir dire au monde comment est né To Be Kind, c'est un beau cadeau que je vous fait. Mince j'oubliais, vous êtes tenus au secret non ? Sacré déveine.


Perturbé par cette réponse, j'élude et préfère mettre fin à l'entretien.
"Très bien monsieur G., je pense que ce sera tout pour aujourd'hui. Souhaitez-vous revoir la question de mes honoraires ?"
Monsieur G. se met debout en ricanant une nouvelle fois, fouille de façon ostentatoire et exagérée dans la poche arrière de son pantalon et en sort un disque beige à l'illustration étrange, malaisante. Je me prends à penser qu'elle correspond bien au personnage.
"Tenez, dit-il en me mettant l'album entre les mains. Je ne sais plus combien vous prenez, mais ça les vaut sûrement ! À la prochaine Doc."
Je ne peux que rester là à fixer stupidement mon patient quitter mon bureau. Je me dis que Dieu merci, ma propre séance d'analyse est dans une heure, et que monsieur G. ne reviendra probablement pas avant la sortie de son prochain disque.

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le 27 sept. 2014

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T. Wazoo

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