Un pavé dans Lamar
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le 24 mars 2015
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Lundi 16 mars 2015, journée classique, révisions au programme, environ 8h du mat’
Sommeil agité, réveil précoce, petit tour quotidien sur "Hasitleaked" (un peu de pub ne fait pas de mal) dans l’attente inespérée d’une fuite quelconque. Le dernier Kanye West ? Le dernier Kendrick Lamar ? Le dernier Young Fathers ? Le dernier Death Grips ? ... (bref y a du monde au balcon en cette période, ils se sont donnés le mot).
Suis-je mal réveillé ? Non, les Internets confirment : "To Pimp A Butterfly" a leaké, on oublie la grasse mat’ et on se jette sur son PC.
Deux heures plus tard, j’ai du mal à cacher mon incompréhension, ni moins ma déception.
Remettons les choses en ordre et dans leur contexte.
Kendrick Lamar, alias K-Dot, rappeur californien, lance officiellement sa carrière en 2009 avec son Extended Play "Kendrick Lamar EP" (et plus officieusement sous le pseudonyme K-Dot, dont tout le monde a oublié les mixtapes). Mais c’est à la sortie de son premier album "Section.80" en 2011 qu’il s’affirme déjà comme l’un des meilleurs MC’s de sa génération, récoltant les louanges des critiques et le respect de ses ainés. C’est aussi à cette époque que je le découvre, parcourant naïvement un énième "Top albums 2011". J’apprends alors que le rappeur que j’idolâtre tant ces années là -Dr Dre pour ne pas le citer- l’a pris sous son aile. Ni une ni deux, je me jette sur cet album ; la baffe fut au rendez-vous. Pas besoin d’adaptation ici, style classique et déjà classieux, "The Spiteful Chant" tourne en boucle. Kendrick apparaît alors comme l'étoile montante du Hip-Hop.
A peine 1 an plus tard, c’est avec une impatience peu dissimulée que j’écoute, à peine dans les bacs, son dernier opus "Good Kid, M.A.A.D City". Petite appréhension, 1 an d’écart entre celui-ci et son prédécesseur, on peut envisager le pire. Quelques semaines avant d’en déceler le plein potentiel, le verdict tombe : meilleur album Hip-Hop depuis "My Beautiful Dark Twisted Fantasy" (aussi vital et imparfait l’un et l’autre) d’un certain Kanye West, et figure depuis au panthéon de mes albums favoris, toute période confondue. Les critiques sont également unanimes, accueil triomphal du public, "GMCD" est déjà culte dans l'inconscient collectif. Pas de doute, Kendrick est le nouveau prince du Hip-Hop.
3 ans se sont écoulés entre le monstre "GKMC" et l’annonce de ce nouvel album. Entre temps, rappelons que K-Dot nous avait enflammés avec le single "Control", accompagné de Jay Electronica (artiste sous-estimé par ailleurs) et Big Sean (artiste estimé à sa juste valeur, i.e. moyenne). On se souvient de sa fameuse "controversial verse" qui évoquait notamment sa profonde différenciation d'avec la scène actuelle, et présageait déjà un possible changement d’orientation. Se démarquer encore et toujours, laisser la concurrence loin derrière lui, au bon souvenir des conseils de son mentor.
Yo what's up? It's Dre
Remember the first time you came out to the house?
You said you wanted a spot like mine
But remember, anybody can get it
The hard part is keeping it, motherfucker
[Wesley's Theory]
Par ailleurs, Kendrick avait également déchaîné les passions en tenant des propos dans Billboard sur la condition noire, propos qui lui auront valu un énorme buzz. Les premiers indices de "To Pimp A Butterfly" sont décelables pour qui veut bien les voir.
23 septembre 2014 : premier extrait de l’album, sobrement intitulé "I"
Première impression mitigée, le changement d’orientation est perceptible, Hip-Hop sauce Neo-Soul, un peu à la "Black Messiah" de D'Angelo (référence anachronique mais l’idée est là), le P-Funk pointe déjà le bout de son nez. Typiquement c’est un genre musical qui m’ennuie, en plus le morceau en soi n’est pas une franche réussite, la thèse de l’accident est présente dans mon esprit (en mettant de côté l’excellence et l’insouciance des paroles, véritable hymne de soi). Quelques références à Tupac dans les lyrics, j’aurais dû voir les choses venir … J’oublie quelque temps Kendrick, passant à côté de l’excellente version live au Saturday Night, qui sera finalement choisie pour l’album, pour mon plus grand plaisir.
8 février 2015 : 57e cérémonie des Grammy Awards ; "The Blacker The Berry"
Je suis de loin mais non sans intérêt la cérémonie. Bilan : Kendrick remporte les Grammies de Best Rap Songs et Best Rap Performance pour son titre "I". Réaction personnelle : le mainstream ça plait, par pitié ne l’encourager pas dans cette voie … C’était sans compter sa réactivité, pas le temps de me retourner Kendrick me fout ma claque de l’année avec la sortie de « The Blacker The Berry », 24 heures tout juste après la cérémonie. Textes engagés (inspirés par le meurtre du jeune Trayvon Martin et traitant des violences policières ainsi que des problèmes inter/intra-communautaires), flow assassin (petite référence au featuring), beats de folie, bref ce qui aurait pu être le meilleur morceau de "GKMC" s’apprête à être recordé sur son prochain album. Je fonds, "To Pimp A Butterfly" (dont le titre est encore méconnu) devient ma plus grosse attente de 2015.
10 mars 2015 : King Kendrick dévoile la cover de l’album sur Instagram
Pas le moment le plus marquant, mais la curiosité est là. Photo en noir et blanc du Français Denis Rouvre, je crois reconnaître Kendrick au milieu, portant un bébé. Autour, de jeunes afro-américains, torses nus, arborent fièrement liasses de billets et bouteilles de champagne/ alcool. Maison Blanche en arrière-plan, un procureur (probablement décédé) allongé par terre au premier plan, le message est clair : K-Dot entend dénoncer et mettre fin aux injustices.
Don't all dogs go to heaven? Don't gangsta's boogie? Do owl sh*t stank? Lions, tigers and bears. But To Pimp A Butterfly. Its the American dream n*gga …
Je ne parlerai pas du teaser "King Kuta" sorti deux jours avant la fausse sortie officielle. Allons directement au fait : l’album.
Première impression des plus contrastées : les lyrics sont en rendez-vous, mais le Kendrick de "GDMC", celui-ci que j’aime depuis toujours et qui m’a vendu du rêve récemment avec son titre "The Blacker The Berry" a disparu des radars. Triste réalité : le flow est bien moins cinglant, et -par-dessus tout- les instrus sont P-Funkyjazzysoul laissant de côté la touche "banger" de "GKMC". Un mix des derniers Flying Lotus et D’Angelo en quelque sorte, et ça ce n’est pas ma tasse de thé vous l’aurez bien compris. Incompréhension, Déception, Frustration sont les maîtres mots de mon premier contact avec "To Pimp A Butterfly".
Album relativement long (80 minutes au total, sans les morceaux bonus à venir sur la version Deluxe), exigeant, complexe, subtile, fourmillant de détails, difficile pour moi d’en dessiner les contours au premier abord.
Dans le même temps, tout le monde s’enlisait dans des commentaires dithyrambiques sans cohérence, ni même nuance, à coup de « best album of the decade » ou autre notes maximales distribuées à foison, sans prise de recul. C’est d’ailleurs ce qui m’a poussé à écrire cette critique de l’instant, sans avoir une vision plus globale et à plus long terme de l’album. Ma perception de l’album sera bien évidemment amenée à changer, elle l’a d’ailleurs déjà été, comme vous le constaterez.
Le titre "To Pimp A Butterfly" fait référence à la célèbre nouvelle d’Harper Lee "To Kill a Mockingbird", où il est question d’une injustice raciale.
Kendrick a d’ailleurs précisé :
Just putting the word 'pimp' next to 'butterfly'… It's a trip. That's
something that will be a phrase forever. It'll be taught in college
courses, I truly believe that.
Inutile, donc, de chercher une explication rationnelle.
Cycle du deuil de Kubler-Ross, je vous passe les détails. 4 jours après le séisme de sa sortie, je me suis fait une raison. Pourquoi passer à côté de cet album sous le seul prétexte qu’il n’est pas conforme à mes attentes ? Mes albums favoris et moi avons souvent eu une relation tumultueuse, ne pas tomber dans le panneau des premières écoutes j’en ai l’expérience suffisante. Alors quoi ?
C’est pourtant simple, K-Dot a un message à faire passer. "GKMC" nous narrait l’histoire de Kendrick, de sa jeunesse à Compton, ses souvenirs, son ressenti de l'époque (en prenant du recul) , et nous décrivait le monde claustrophobique et dangereux dans lequel il vivait. Si "GKMC" était plus ancré dans le passé, avec "TPAB" il embrasse des thèmes d’actualité et intemporels tels que la politique, la foi, les guerres de rue, les violences contre les noirs, le cannibalisme intra-communautaire (notamment au sein de sa propre communauté) et bien d’autres. Il nous confronte à sa vision intime du monde et de la société américaine à travers une pléthore de personnages divers et variés, parfois contradictoires et irrévérencieux, nous poussant à une réflexion sur ce fléau socio-culturel qu’est le racisme.
A ce titre, Kendrick a décidé d’opérer un changement musical pour mieux coller à son texte et de s’entourer de nombreuses personnalités (à travers des featurings, samplages etc.) comme George Clinton (légende du Parliament Funkadelic, autrement dit P-Funk), Snoop Dogg, Pharell Williams, Sufjan Stevens pour ne citer qu’eux, melting pot de décennies musicales américaines.
Références à Tupac, Kunta Kinte (esclave célèbre), Trayvon Martin (adolescents afro-américains tué par balle), etc. la liste est longue et la cause noire est entendue. Quel meilleur choix s’impose pour K-Dot ? Un "GKMC 2" dont le concept est basé essentiellement sur la narration quasi linéaire d'une seule et même histoire ; et dont découlent des titres énergétiques, accrocheurs, singles en puissance ? Non.
"TPAB" sera différent, je me suis fait avoir. C’est une pièce unique, focalisée sur le message, la musique au service des textes, une musique d’accompagnement. Kendrick explore ici tous les éléments qui ont fait le succès de la musique afro-américaine : (Free) Jazz, Soul et Funkadelic (James Brown, John Coltrane et consorts ne sont jamais bien loin).
Dès les premiers instants le ton est donné, crépitements de vinyle, reprise de "Every nigger is a star" de Boris Gardiner, retour 30 ans en arrière, je ne suis pas préparé. (J’adhère désormais complètement, seulement 4 jours se sont écoulés)
Un retour aux origines donc, hommage à la musique afro-américaine et plus précisément au West Coast Hip-Hop qui sévissait dans les 80’s et 90’s. On comprend mieux alors le final de l’album "Mortal Man", dont la deuxième partie entremêle les voix de Kendrick et du légendaire Tupac (décédé en 1996) au travers d’une interview fictive.
Je ne me prêterai pas ici à une analyse piste par piste, qui aurait néanmoins le mérite d’être intéressante, pour ne pas rendre cette critique imbuvable et détachée de la substance insécable de l’album.
Toutefois, deux mots à propos du final, qui est -à mon sens- essentiel pour une meilleure compréhension de l’album. En seconde partie du morceau "Mortal Man", on assiste, incrédules, à un passage de témoin entre K-dot et 2pac. Kendrick, par le biais d’une interview datant de 1994, sample quelques interrogations de son mentor spirituel (alors sans réponse), auxquelles il fait échos. Cette piste lui aurait été inspirée suite à un voyage en Afrique du Sud en 2014, qui a mûri sa réflexion autour du "black empowerment". Pas étonnant alors que les noms de Mandela ou MLK y soient associés.
J’ai d’abord considéré cette piste comme prétentieuse, qu’importe, à quoi bon juger, le résultat est là. Disons que ma vision a changé, prétentieuse mais audacieuse, miroir de la carrière de l’artiste, conclusion inextricable de cet album.
De nombreux sujets sont abordés : les inégalités économiques, le pouvoir, la spiritualité, la destinée, avec une résonance actuelle sidérante. Près de 20 ans après la sortie de "Me Against The World", Kendrick nous livre un testament sur l’intemporel, un voyage à travers l’espace-temps, dont la touche Free-Jazz en toile de fond transcende les limites.
Finalement je n’ai quasiment pas parlé de l’album sur le plan musical. A quoi bon, les compositions sont d’une richesse exceptionnelle, la production est la plus soignée depuis de nombreuses années. Passé le cap de ma frustration, la réalité m’a donc éclaté à la gueule. J’aurais pu insister sur le bassiste et virtuose Thundercat, formidablement intégré à la dynamique de l’album. J'aurais pu parler plus longuement de la version live de "I", incomparable au single. J'aurais pu approfondir sur "The Blacker The Berry" qui, je le répète, est le morceau de l’année. La liste est longue.
Pour nuancer quelque peu, il me semble que l’album souffre d’un léger déséquilibre entre la première moitié et la suivante (la seconde étant -à mon sens- meilleure). La prise de risque, vantée ici et là, est également à relativiser, la vague mainstream avait déjà déferlé avant ce dernier. Ne pas tomber dans la sur-intellectualisation de ses textes non plus, la portée universelle de son message en serait la première victime.
Enfin, je suis conscient qu’il est trop tôt pour juger l’œuvre dans sa globalité. J’ai pris le pari, tout comme Kendrick lui-même, de m’intéresser au fond plus qu’à la forme. C’est aussi par ce chemin que cet album s’est révélé.
Aux sceptiques -légitimes-, aux déçus, aux fans de "GKMC", réveillez-vous ! K-Dot est toujours là, écoutez, réessayez, revenez-y, et surtout laissez-lui le temps. Le talent est indélébile et King Kendrick l’a bien prouvé ; si pour certain Tupac était le maître alors l’élève Kendrick l’a dépassé.
Gageons que cet album fera date. Pour autant, espérons qu’il n’influencera pas toute la scène Hip-Hop de ces prochaines années, au risque de se retrouver avec de pâles et indigestes copies.
Wings begin to emerge, breaking the cycle of feeling stagnant
Finally free, the butterfly sheds light on situations that the
caterpillar never considered, ending the internal struggle
Although the butterfly and caterpillar are completely different,
they are one and the same.
[Mortal Man]
Le fantôme de Tupac ne répond plus, de nouveau parti scintiller au firmament, serein, son message est passé mais toujours présent.
Kendrick est désormais seul sur Terre, au sommet.
Créée
le 19 mars 2015
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